Analyse de la relation religions-développement
Étudier l’influence que peuvent avoir aujourd’hui sur le développement des religions vieilles de mille, deux mille ans et même plus peut paraître insolite. Quel rapport peut-il exister entre une religion et le développement, notion inconnue au moment de ses débuts ? Aucun fondateur de grande religion n’a promis à ses adeptes d’augmenter leur produit national brut ou de multiplier leurs contacts avec l’environnement, tout au moins ici-bas…
Bouddha préconisait le détachement des biens matériels ; Jésus était encore plus radical : il voyait quelques sérieuses difficultés pour les riches à entrer dans le Royaume des Cieux. Quant à Allah, les récompenses promises aux fidèles se situent plutôt au Paradis qu’ici-bas. La seule philosophie ayant voulu rayer la misère du monde et qui a connu un développement tel qu’en cinquante ans la moitié de l’humanité fut conquise est le marxisme. Le résultat est maintenant trop bien connu : quel que soit le pays, ni la terreur, ni l’horreur du système n’ont pu empêcher la misère morale, culturelle et économique. La philosophie matérialiste semble encore moins favorable au développement que la plupart des doctrines spirituelles.
Ce constat est d’ailleurs étonnant : il n’y a souvent aucun rapport entre le souhait, la volonté des fondateurs d’une religion ou d’une idéologie et les résultats obtenus. Au contraire, défiant apparemment toute logique, les grandes idées et les nobles intentions amènent fréquemment des résultats diamétralement opposés à ce qui était attendu. En rédigeant sa « Règle des moines » au VIesiècle, Saint Benoît ne cherchait vraiment pas à les enrichir ; craignant que ces célibataires vivant frugalement mais travaillant rudement n’amassassent trop de bénéfices, il chercha à remédier à ce danger :
« Que jamais le mal de l’avarice ne se glisse dans les prix de vente, mais au contraire que l’on vende toujours moins cher que les laïcs ». Sans le savoir il préconisait le dumping et le résultat ne se fit pas attendre. Les pauvres fermiers ayant, eux, charges de familles, ne purent résister à la concurrence déloyale des grandes abbayes et furent condamnés à leur vendre leurs terres d’abord puis leurs services ensuite. Le résultat : les paysans furent tellement écœurés que les régions les plus déchristianisées de la France rurale correspondent aux aires d’extension des grandes abbayes ! (Clévenot, 1983).
Un millénaire plus tard, la prédestination prêchée par Calvin aurait logiquement dû entraîner chez ses adeptes un je-m’en- fichisme général. Mais, tout au contraire, d’après Weber, la peur d’être damné provoqua chez les calvinistes une recherche désespérée d’indices pouvant leur redonner quelques espoirs. Et ils s’appliquèrent au travail pour voir si leurs œuvres semblaient bénies par Dieu.
Ces deux exemples montrent la grande difficulté d’envisager les conséquences, pourtant déterminantes, d’un seul concept purement religieux ou culturel sur le devenir économique des sociétés. A la limite, comme le prouve la théorie du chaos, il est impossible de prévoir les effets à long terme de plusieurs concepts religieux interférant sans cesse avec une multitude de facteurs sociologiques, politiques, géographiques et autres. Il est toujours facile, a posteriori, de démonter les mécanismes conduisant à un certain état de développement mais il est impossible de prévoir son évolution à long terme.
Les chapitres précédents ont montré l’influence sur le développement de facteurs aussi différents que le climat ou la structure familiale, ces facteurs étant inextricablement liés aux divers champs religieux. Rendre à Dieu et aux autres ce qui leur appartient dans ce phénomène est donc particulièrement délicat. S’il est difficile de repérer les facteurs le favorisant, il est heureusement beaucoup plus aisé d’identifier ceux qui le bloquent. Le développement semble même être devenu un phénomène naturel qui arrive spontanément si on ne l’empêche pas de s’épanouir ! Pourtant celui que l’humanité connaît depuis quelques siècles est absolument unique dans sa déjà longue histoire.
Au cours des chapitres qui suivent, chaque aire religieuse, présentée par ordre décroissant de richesse, sera brièvement exposée en mettant l’accent sur les éléments fondateurs plus directement liés à l’économie et à la philosophie du développement. Ensuite elle sera étudiée dans ses rapports actuels et quotidiens avec l’économie en les classant suivant quatre degrés allant du plus matériel au plus spirituel pour autant que les faits justifient cette approche multiple.
En effet les religions ne sont pas des phénomènes à étudier comme une équation algébrique : leur approche sera souvent plus phénoménologique qu’analytique.
Au premier degré on retrouve les actes et préceptes religieux agissant directement sur l’économie tels que l’interdiction du prêt à intérêt, l’aumône obligatoire, les quêtes, la vente des indulgences ou d’autres services religieux, la participation plus ou moins forcée à l’édification des églises, mosquées ou temples, etc. Actuellement l’influence de ces facteurs dans les pays développés a considérablement diminué mais elle reste relativement importante dans de nombreux pays en voie de développement.
Le deuxième degré regroupe les préceptes religieux agissant indirectement sur l’économie via des facteurs aussi divers que le carême ou le ramadan, la démographie, la place accordée à la femme dans la société, l’interdiction du jeu, de la représentation humaine, de certains aliments, etc. Un seul de ces facteurs pris isolément (ramadan, démographie) semble parfois suffisant pour perturber durablement une économie et la subtile combinaison de plusieurs d’entre eux peut sans doute entraîner de redoutables blocages de société.
Mais ce qui semble vraiment déterminant – et ce sera le troisième degré de facteurs – ce sont les concepts religieux fondamentaux qui forgent la mentalité profonde de l’individu en conditionnant sa vie intellectuelle et sa façon de percevoir le monde, de nouer des relations avec l’autre et, bien sûr, avec l’au-delà : chaque religion crée son paradigme qui structure l’individu et lui permet ou l’empêche d’agir, de découvrir, d’entreprendre, d’engendrer le développement.
Enfin un quatrième degré, relevant de l’inconscient, est nécessaire pour expliquer les contradictions apparaissant souvent entre la réalité et le discours officiel des religions basé sur les textes fondateurs. Si le Coran demande expressément plusieurs fois de tuer les polythéistes et les mécréants (ce que rappellent régulièrement les tueurs islamistes) et préconise en certaines circonstances la djihad, la guerre sainte, l’islam n’a finalement pas accouché de sociétés plus violentes que les chrétiennes préconisant l’amour du prochain. Faut-il rappeler les horreurs engendrées par ces sociétés lors de l’inquisition, au cours des guerres de religions et des conquêtes coloniales ou encore en Allemagne, il y a peu, et aujourd’hui en Yougoslavie, au Rwanda ou en Amérique latine ?[