La société urbaine
La société urbaine
Il est difficile de parler de société urbaine, car il faudrait parler de sociétés qui correspondent aux divers pays et aux diverses époques. Il n’y a rien de comparable dans la société islamique aux trois ordres féodaux : noblesse, clergé et roturiers ; et pourtant, c’est une société très hiérarchisée. Les musulmans accordent beaucoup d’importance aux distinctions sociales dont les critères sont le plus souvent la richesse et la culture. Plutôt que de parler de classes, il vaut mieux parler de milieux. Louis Gardet, dans Les hommes de l’Islam (p. 111), propose la répartition suivante : « milieu des cours et des palais, milieu des « hommes de religion », milieu humaniste des scribes, des lettrés et des savants auxquels peut être joint tout fonctionnaire de rang élevé, milieu des propriétaires terriens, résidentiels ou non, et des grands marchands liés aux voyageurs par terre et par mer, milieu instable des étudiants, milieu des petits commerçants et artisans des souks, le bas peuple enfin aux petits métiers peu considérés ; les mendiants (et voleurs) sans métiers. »
Von Grünebaum estime, quant à lui, que la société musulmane est divisée par quatre lignes principales qui s’entrecroisent : la première distingue les musulmans des non-musulmans ; la deuxième concerne les divisions religieuses à l’intérieur de l’Islam ; la troisième, les différentes nationalités ; enfin la quatrième, les différences sociales et la hiérarchie professionnelle.
Les divisions sur les critères ethniques ou religieux
Avec l’arrivée au pouvoir des Abbassides, la suprématie de l’Arabe fut atteinte et le mépris envers les musulmans non arabes s’estompa. Les nouveaux convertis (mawali) jouèrent un rôle de plus en plus important dans l’administration et aussi dans la vie intellectuelle. On peut constater que si tous les califes omayyades étaient nés de mère arabe, trois califes abbassides seulement naquirent de mère libre. Il y eut même apparition, à Basra et à Bagdad, d’un nationalisme iranien que l’on appelle la Shu’ubiya, sorte de revanche culturelle, mais qui utilise l’arabe pour s’exprimer. On assista à une rivalité entre les Iraniens, fiers de leur culture séculaire, et les Arabes, fiers de leur race qui avait donné le Prophète. En Egypte, on vit aussi des tentatives pour renouer avec la tradition pharaonique.
Entre les musulmans et les non-musulmans, il ne pouvait naturellement pas y avoir égalité. Dans l’ensemble, l’islam se montra religion tolérante, et l’on vit des chrétiens ou des juifs occuper des postes administratifs très importants. Les milieux piétistes tendaient à faire pression pour limiter leur influence et, de temps à autre, des mesures étaient prises : ainsi, sous Al Muttawakkil (847-861) ou sous le Fatimide Al Hakim (996-1021), dont nous avons déjà parlé.
Les milieux dirigeants [khassa : « élite »)
On constate que si le pouvoir central était fort, les rapports avec les minorités étaient bons, mais que si l’autorité s’affaiblissait, les rapports se détérioraient. Entre musulmans, la division essentielle concernait les sunnites et les shiites. Les différences dans la vie quotidienne étaient insignifiantes, mais les shiites se montraient intransigeants dans leurs rapports avec les sunnites. Ils rejetaient tout mariage en dehors de leur secte. Comme le sunnisme était lié à l’ordre établi, le shiisme se fit souvent le porte-parole des opprimés. À partir du Xe siècle, à Bagdad, on vit se multiplier des affrontements entre sunnites et shiites, les uns et les autres excités par des prédicateurs populaires.
À la tête de la société musulmane se placent les milieux formant l’entourage du calife ainsi que les milieux urbains, composés des commerçants et des intellectuels.
La cour
Le prince et son entourage.
Les cours se rencontrent dans toute ville importante : cour du calife, cour du vizir, cour de l’émir… Les Abbassides, comme les émirs qui s’érigèrent en princes indépendants, aiment vivre isolés de la foule, ce qui entraîne de fréquentes créations de palais. Ceux-ci constituent à eux seuls de véritables villes vers lesquelles tout est orienté. La cour est en effet très dispendieuse et elle influence par ses commandes l’artisanat et le commerce. Les effectifs de la cour califale étaient pléthoriques : venaient d’abord les grands officiers, le vizir (à droite du calife, selon le protocole), le commandant en chef de l’armée (à gauche du calife), le préfet de police de Bagdad, le cadi des cadis. Venaient ensuite les innombrables domestiques chargés de la cuisine, des écuries et du dressage des bêtes, sans oublier tous ceux qui étaient chargés de divertir le calife et ses hôtes : musiciens, danseurs et conteurs, les médecins et les astrologues attachés à la personne du calife, les esclaves et les eunuques affectés au harem. Ce personnel pouvait être de condition libre, mais, dans l’ensemble, il était plutôt de recrutement servile. Le calife était aussi un mécène qui entretenait beaucoup de lettrés, de savants et de philosophes, auxquels il attribuait parfois des charges officielles. Les cours offraient souvent des spectacles de débordement de luxe, de jouissance et de débauche. « Les cours des califes, des émirs et des vizirs ne reflètent certes point les plus profondes aspirations de l’islam ; elles le trahiraient plutôt », écrit L. Gardet (Les hommes de l’Islam, p. 125).
Deux castes professionnelles étaient liées au calife :
Les secrétaires
- Il s’agissait d’abord des secrétaires qui constituaient une véritable caste où les charges étaient attribuées dans les mêmes familles. Les secrétaires possédaient ainsi à fond les secrets de l’administration et pouvaient suivre l’évolution de l’Empire. C’étaient le plus souvent des convertis iraniens, conscients de leur compétence technique et de leur savoir fondé sur une culture littéraire et scientifique surtout profane, et soucieux de l’élégance de leur style et de la beauté de la calligraphie. Ils se montraient généralement méfiants vis-à-vis de la culture religieuse. Les secrétaires se distinguaient par le port d’une tunique longue (durra’a).
Les militaires
- Les militaires, nous l’avons vu, formaient une caste constituée essentiellement de Turcs possédant une culture islamique très légère. Appartenant à un corps étranger au reste de la population, ils refusaient l’assimilation et résidaient dans des quartiers séparés. Le développement de Yikta sous les Buyides et les Seld- joukides fit d’eux de grands propriétaires fonciers.
Les hommes de religion et de loi
Les hommes de religion et de loi font la liaison entre le pouvoir et le peuple. On respectait et admirait beaucoup les savants en sciences religieuses. Ils faisaient la réputation d’une ville et certains d’entre eux parvenaient à la sainteté. Ils étaient souvent de grands voyageurs, aimant se rendre dans les foyers culturels les plus brillants. Ce groupe de savants (ulamas) comprenait les spécialistes du Coran (lecteurs, exégètes), les traditionnistes, les jurisconsultes (fukaha) qui enseignaient et aidaient les cadis dans leur fonction, les cadis eux-mêmes… Certains d’entre eux exerçaient d’ailleurs leur compétence dans plusieurs disciplines. Les juristes se remarquaient par leur vêtement noir et la kalanswa, un haut bonnet autour duquel était enroulé un ruban. Hommes de religion mais d’un rang inférieur, étaient les prédicateurs (imam) de la prière du vendredi à la mosquée et les muezzins qui lançaient cinq fois par jour l’appel à la prière.
Les commerçants
Les commerçants sont assez mal connus. Ils semblent méprisés tant par les secrétaires que par les militaires, à cause de leur âpreté au gain, mais ils sont au contraire admirés par le peuple pour leurs richesses. Ce groupe très diversifié au point de vue ethnique et religieux est assez ouvert, puisque c’est le critère économique qui en décide l’admission et l’exclusion. Les commerçants sont généralement tenus à l’écart du pouvoir politique et de l’administration. La plupart possédaient des propriétés foncières dans les environs des grandes villes, ce qui leur assurait un capital stable. Certains commerçants aimaient jouer le rôle de bienfaiteurs en offrant des édifices religieux à la communauté. À Bagdad, les marchands habitaient de somptueuses résidences dans le quartier Al Karkh.
Le peuple [al’amma]
Il n’apparaît que rarement dans les œuvres littéraires (Djahiz) ou historiques, mais on le sent présent lors des troubles ou dans les luttes entre sectes religieuses, luttes qui paraissent d’ailleurs cacher des conflits sociaux. On aimerait bien connaître l’écart qui séparait les riches des pauvres.
- Les artisans, en même temps boutiquiers comme nous l’avons déjà dit, n’occupaient pas tous le même rang social. La considération dépendait en effet des matériaux qu’ils travaillaient (depuis les orfèvres ou parfumeurs jusqu’aux tanneurs) ou de l’utilité qu’ils présentaient pour le public. Les petits métiers comme ceux des porteurs d’eau, des portefaix et des âniers occupaient un certain nombre de gens.
- Une partie des citadins gagnaient leur vie dans les métiers liés à l’hygiène (gardiens de hammams, masseurs) ou dans le divertissement du public : acrobates, danseurs, musiciens et conteurs.
- Une autre partie du peuple se trouvait en chômage, sans emploi fixe, mendiant ou volant sa subsistance. Plusieurs auteurs parlent d’associations (asabiyyat) qui semblent être de plusieurs types : parfois religieuses (shiites et sunnites à Basra), parfois des associations de quartiers comme à Merw. Certaines paraissent être des associations para-militaires. D’autres sont des communautés paisibles où des jeunes gens à l’idéal élevé (fityan) se sont réunis pour mener une vie communautaire. D’autres jeunes gens, appelés ayyarun (« voyous » ou « vagabonds »), apparaissaient à Bagdad au moment des troubles par groupes de plusieurs milliers. Ils combattirent lors de la guerre civile entre Al Amin et Al Mamun, et ils apparurent encore souvent dans la première moitié du Xe siècle, tantôt complices des voleurs, tantôt auxiliaires de la police ; en 972, soixante mille d’entre eux sont engagés comme volontaires dans la guerre contre les Byzantins ; en 1030, ils sont maîtres de Bagdad où un de leurs chefs, Al Burgami, fit régner la terreur en envahissant les quartiers riches et en faisant payer une contribution à tous les nantis. On voit là apparaître une forme élémentaire de lutte des classes. L. Massignon y décelait la réaction des déshérités face au luxe affiché par les milieux aristocratiques.
L’esclavage
L’esclavage existait en Arabie comme dans tous les pays conquis, et l’islam n’a pas entraîné sa suppression ; il a simplement essayé de le rendre plus humain. Il reconnaît en effet la même valeur spirituelle à un esclave qu’à un homme libre et recommande l’affranchissement.
Les sources de l’esclavage
La conquête a eu pour conséquence d’accroître les effectifs serviles, car tous ceux qui n’étaient ni juifs, ni chrétiens ni zoroastriens furent réduits à la servitude. Les autres sources de l’esclavage furent la naissance d’enfants d’esclaves, la capture lors des razzias menées au-delà des frontières du monde islamique et, de plus en plus, l’achat opéré dans certaines régions bien précises : l’Afrique Noire (Soudan, Côte orientale), l’Asie centrale (Turcs) et l’Europe orientale (Slaves). Des routes de trafic régulier existaient, aboutissant aux grandes villes où se tenaient les marchés d’esclaves.
Les emplois
Selon leur ethnie, les esclaves occupent des fonctions différentes : les noirs assurent les nombreux services domestiques, tandis que les femmes sont nourrices ; les Slaves sont chargés de divertir les membres de l’aristocratie (esclaves, musiciens ou chanteuses), de former le harem et d’en assurer la garde (eunuques) ; les Turcs, comme nous l’avons vu, sont essentiellement destinés à l’armée.
La situation juridique de l’esclave
Si l’esclave est un bien et comme tel peut être acheté ou vendu, il n’en reste pas moins une personne sur le plan religieux, et comme telle possède des droits. Le maître doit le traiter généreusement, accepter le mariage et il ne doit pas séparer de sa mère un enfant de moins de sept ans. L’esclave n’a pas le plein droit de propriété, mais en pratique, il dispose de son pécule et peut grâce à lui racheter sa liberté. Il a les mêmes devoirs religieux que l’homme libre, mais l’obligation du pèlerinage lui est supprimée. Il peut se marier, mais ses enfants suivent sa condition. Une femme esclave ne peut refuser de servir de concubine à son maître, mais si elle devient mère d’un enfant du maître, celui-ci doit la libérer lorsque cet enfant meurt. L’enfant né de l’union est libre et participe à l’héritage comme les autres enfants du maître. Il est interdit au maître de prostituer ses esclaves.
L’affranchissement est fortement recommandé et il se fait généralement par testament. Il est interdit aux non-musulmans d’avoir des esclaves musulmans. Un esclave ne peut, théoriquement, détenir aucune fonction d’autorité, mais on a vu combien de militaires,Turcs en particulier, ont pu parvenir à un degré de puissance inouï.
Ainsi était cette société musulmane, hiérarchisée et cloisonnée, mais que l’on connaît mal dans le détail de ses problèmes quotidiens, de ses revendications et de ses luttes, qui se transformaient souvent en véritables émeutes.