L'élaboration et l'évolution de la penséecreligieuse
Le Prophète avait apporté un message, mais il était normal après lui d’étudier et de clarifier les données de ce message, pour y trouver toutes les réponses aux questions que l’homme se pose. C’est ainsi que peu à peu se développèrent plusieurs disciplines : les commentaires du Coran (tafzir), l’étude des traditions du Prophète et de ses compagnons (hadith), le droit (fikh), puis apparut la science du Tawhid (unité) ou du Kalam, que l’on peut traduire par « théologie musulmane ».
Les sciences coraniques comprennent d’abord la science des lecteurs du Coran, car le Livre est avant tout une lecture, une prédication. Établies sur le texte d’Othman, les variations portent sur les vocalisations. Ensuite, se développa la science des commentaires du Coran, grâce à quelques grands commentateurs comme Tabari (839-923), Zamakshari (1075-1143), Baydawi (mort en 1286 ou 1291) et Fakhr ad Din al Razi (mort en 1210).
La science des hadiths (paroles et actes du Prophète) est née au cours des premiers siècles dans les milieux pieux médinois. Il fallait recueillir le hadith, qui est formé de deux parties : le contenu et la chaîne des transmetteurs, et le passer ensuite au crible de la criti¬que. Al Bukhari, par exemple, ne retint que huit mille hadiths sur les trois œnt mille qu’il avait enregistres. Les six grands livres de hadiths considérés comme dignes de foi sont ceux de Al Bukhari (mort en 870), Muslim (mort en 875), Abu Dawud (mort en 889), Tir-midhi (mort en 892), Nasai (mort en 915) et Ibn Majah (mort en 886), qui appartiennent donc tous au IIIe siècle de l’hégire. Les shiites n’admettent que les traditions rapportées par Ali et ses partisans.
La théologie musulmane
La science du Tawhid (« unicité de Dieu ») ou science du Kalam (« parole ») est née à Damas, de la confrontation avec les autres cultures ; puis elle s’est développée à Bagdad. La grande question qui se pose aux musulmans comme aux adeptes des autres religions est celle du libre arbitre : l’homme est-il responsable de ses actes ou ceux-ci sont-ils déterminés par un décret (qadai’) divin ? Dans le Coran, la toute puissance de Dieu est souvent affirmée : « Allah ouvrira pour l’islam le cœur de celui qu’il voudra diriger, il resserre le cœur de celui qu’il voudra égarer » ; alors que, dans d’autres passages, il proclame la liberté de l’homme et la justice de Dieu qui récompensera l’homme d’après ses mérites : « chacun agit à sa guise… celui qui le veut, qu’il soit croyant, celui qui le veut, qu’il soit incroyant ».
Sous les Omayyades, trois tendances se firent jour :
- les djabrites (ou jabarites), partisans de la prédétermination totale de l’homme par un Dieu tout-puissant, auquel il est totalement soumis ;
L’ÉPANOUISSEMENT DE LA CIVILISATION MUSULMANE : VIIP-Xlo SIÈCLES
- les murjiites, qui « s’en remettent à Dieu » et affir-ment qu’aucune faute commise par un croyant ne peut être une grande faute ;
- les qadarites, qui restreignent le décret divin et proclament la responsabilité personnelle de l’homme, créateur de ses actes. Ils furent combattus par les Omayyades, qui soutenaient les djabrites.
L’apparition du mutazilisme
Les mutazilites se manifestèrent au début de la période abbasside comme adversaires des zindiqs, dualistes perses zoroastriens, qui tentèrent alors de relever la tête. Leur nom signifie « ceux qui s’abstiennent », mais on ne sait pas de quoi. Ils constituèrent une école importante qui fut adoptée officiellement par Al Mamun en 827 et persécutée plus tard à partir d’Al Muttawakkil (849).
La doctrine des mutazilites
Ils voulaient défendre et fortifier la foi en utilisant la méthode des Grecs, c’est-à-dire la raison. Ils ouvrirent ainsi la voie aux discussions philosophiques.
Leur doctrine, qui porte essentiellement sur la per¬sonne de Dieu, repose sur cinq grands thèmes :
- « L’unicité de Dieu » (Tawhid). Ils mettent l’accent sur la transcendance et Pinaccessibilité de Dieu. C’est un être entièrement spirituel, et si le Coran parle de « main » de Dieu ou de « face » de Dieu, ces mots ne peuvent être employés qu’au sens figuré. Cette affir¬mation débouche sur l’idée de la création du Coran, qui deviendra la thèse centrale, celle que l’on retiendra d’eux, et qui leur vaudra tantôt soutien, tantôt persé¬cution. Pour les mutazilites, Mahomet entendait non pas Allah, mais une voix créée par Allah, car si Allah avait eu la parole comme attribut, celui-ci apparaîtrait comme un associé de Dieu. C’est en voulant sauvegar¬der à tout prix l’unicité de Dieu qu’ils arrivent à l’idée de création du Coran.
- Le deuxième thème porte sur « la justice de Dieu » (al Adl). Il y a un bien et un mal dans la nature ; or, Dieu ne veut que le bien. Dieu ne peut donc vouloir et ordonner le mal. Il en découle que l’homme est responsable du mal, donc de ses actes.
- « La promesse et la menace de Dieu » en est la conséquence. Le sort de l’homme dépend de ses actes.
- « L’état intermédiaire entre la foi et l’impiété »C’est le statut du croyant pécheur qui n’est ni vrai¬ment croyant, ni vraiment impie, mais qui doit se repentir.
- Le commandement du bien et l’interdiction du mal relèvent de l’imam, chef de la communauté qui doit agir avec autorité et fermeté pour maintenir les fidèles dans la vraie voie.
Le sort du mutazilisme
En 827, Al Mamun proclama officiellement la doctrine du Coran créé en s’appuyant sur le verset « Nous en avons fait un Coran en arabe. » Il s’attaqua aux hommes de religion « qui mettent sur le même pied Dieu et le Coran qu’il a révélé » et il imposa aux cadis une épreuve (mihna). L’opposition à la création du Coran fut menée par le juriste Ibn Hanbal qui fut arrêté. La politique promutazilite fut poursuivie par Al Mutasim et Al Wathiq, puis combattue par Al Muttawakkil qui, en 849, restaura le dogme du Coran incréé et mit fin à l’épreuve. Le mutazilisme et cette inquisition qui lui fut liée avaient divisé la commu¬nauté entre l’élite intellectuelle, capable de raisonnement, et la masse populaire, insensible aux problèmes posés, mais pleine de compassion pour les victimes. Le mutazilisme déclina rapidement ; il s’était opposé aux traditionnistes à l’esprit étroit et fut discrédité par la brutalité des moyens employés pour l’imposer.
L’asharisme
Après le mutazilisme, deux tendances s’affrontèrent à Bagdad : le hanbalisme, hostile à toute discussion pour approfondir la foi, et l’asharisme.
Ashari : né en 873 à Basra, il fut l’élève du grand docteur mutazilite de la ville, Jubbaï. Arrivant à Bagdad à un moment où le mutazilisme était combattu, Ashari attaqua la thèse du Coran créé, démontrant que « main » et « face » sont des attributs réels de Dieu dont nous ne pouvons pas connaître la nature, car Dieu est inaccessible. Il nie le libre arbitre, car Dieu est omnipotent et crée toute action humaine. Il prend donc le contrepied du mutazilisme, mais c’est par ses méthodes de raisonnement qu’il connut l’hostilité des hanbalites. Ashari sera reconnu, sous les Turcs Seldjoukides (fin du XIe siècle), comme la grande autorité théologique. Son œuvre a contribué à étein¬dre le goût pour la liberté et la recherche.