La condition humaine
La condition humaine
Si la condition humaine semble difficilement compatible avec un plan d’amour de Dieu pour l’homme, c’est que nous subissons deux contraintes majeures
– le temps, qui nous entraîne inéluctablement vers la mort ;
– la souffrance que nous rencontrons à chaque instant de notre vie.
Le temps est une énigme : Dieu n’en est pas prisonnier, mais il a voulu nous y plonger, comme si l’illusion de la durée nous était nécessaire. Manifestement, nous ne pouvons être lucides sur le rôle que nous sommes appelés à jouer dans le plan divin que si nous avons la modestie de relativiser la valeur de notre temps.
Nous n’avons pas une perception objective du temps. Pour chacun d’entre nous, elle varie avec l’âge. Dans notre enfance, une année paraissait interminable, tandis que les vieillards ont le sentiment que le temps s’écoule de plus en plus rapidement.
Nous pensons généralement que les choses allaient mieux du temps de notre jeunesse sans nous demander si cette impression de multiplication des catastrophes n’est pas l’effet d’une information plus complète et préférentiellement tournée vers le sensationnel.
Globalement pourtant, on peut difficilement contester que, sur une longue période, l’humanité progresse. Qu’il y ait d’importants décalages entre les différentes cultures n’enlève rien au fait que les sociétés, malgré des hésitations et des reculs partiels, poursuivent une marche en avant.
Si l’on tente de comparer honnêtement l’état de l’humanité telle qu’elle était il y a plusieurs siècles avec ce que nous connaissons aujourd’hui, il faut un aveuglement certain pour ne pas constater de prodigieux progrès matériels et intellectuels. Comment ces progrès ne s’accompagneraient-ils pas de plus de dignité pour l’homme et, partant, de meilleures conditions pour l’épanouissement de la vie spirituelle ?
Il nous est évidemment très difficile d’apprécier le progrès spirituel de l’humanité s’il y en a un, mais peut-on sérieusement penser, par exemple que nos rois dits « très chrétiens » débordaient de l’amour de leur prochain quand ils déclenchaient des guerres pour de simples questions de
prestige ou d’héritage ? Croit-on que le respect de la dignité de l’homme était pris en compte quand on pratiquait la torture, non seulement sur les condamnés, mais aussi sur les prévenus ?
Si notre époque a besoin d’optimisme, qu’elle se penche un peu sur la sauvagerie et la barbarie des siècles précédents et qu’elle mesure les pro¬grès effectués autant que le travail qui lui reste à faire. Rien n’est jamais définitivement acquis. Cependant cette conception du temps qui nous entraîne vers un progrès n’est pas la seule possible. Puisque tout doit disparaître un jour, certains en déduisent que le monde est irréel, que nos désirs sont à l’origine de notre souffrance et que la seule façon de retrouver l’absolu d’un Dieu éventuel est de quitter cette terre après avoir renoncé à toutes les illusions dont nos passions nous entourent. Ces conceptions bouddhistes paraissent bien éloignées de ce que nous avons proposé, elles témoignent cependant de la même croyance profonde au caractère relatif de notre présence sur terre par rapport à un absolu qui nous attend.
Une sorte de convergence existe donc ainsi entre ces philosophies sur l’idée que nous ne vivons sur terre qu’une partie d’une vie hors du temps qui échappe à nos sens.
Mieux percevoir le plan de Dieu implique donc que nous ayons une plus claire notion du temps. Mais quels que soient nos efforts pour recentrer notre vision du monde et de son évolution, nous ne pouvons nous défaire, autrement que par l’imagination, du poids que le temps fait peser sur nous, du conditionnement auquel il nous soumet. Même les plus convaincus d’une future vie éternelle se refusent généralement à relativiser leur vie terrestre, malgré les souffrances qu’ils y éprouvent.
La souffrance est un scandale. Bien que l’homme soit, individuellement ou collectivement, responsable d’une bonne part des souffrances qu’il subit, la souffrance semble un moyen bien sauvage de nous apprendre l’amour et la compassion. En fait, c’est même très fréquemment la cause ou le prétexte de notre éloignement de Dieu.
Remarquons cependant que nous confondons bien souvent souffrance et spectacle de la souffrance : il est insupportable de voir un enfant mourir de faim ou un être cher perdre progressivement toutes ses facultés, mais les intéressés ne perçoivent pas toujours leur souffrance comme une torture. Souvent nous appelons souffrance ce que nous ne pouvons admettre pour nous-mêmes, le caractère inéluctable de notre disparition ou de notre déchéance.
La souffrance est presque toujours amplifiée par notre sensibilité. Nous en avons peur et nous souffrons d’autant plus. Les animaux supérieurs subissent eux aussi des blessures et des maladies qu’ils supportent apparemment en se plaignant moins que nous. Peut-être ne hurlent-ils pas parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas d’aide à espérer. Pour l’homme, la part psychique de la souffrance a besoin d’attention, d’affection et de
consolation. Cependant, ruminer sa propre souffrance ou la décrire longuement à des tiers n’arrange rien : cela peut lasser l’entourage et surtout cela place la souffrance au centre de toutes les préoccupations, sans dérivatif possible.
Mais, quelle que soit la part de notre psychisme, la souffrance est bien une réalité, toujours pénible et souvent tragique. Elle laisse en outre un profond sentiment d’injustice puisqu’elle ne nous frappe pas tous avec la même intensité.
Tous les penseurs, philosophes et théologiens, ont exercé leur réflexion sur ce sujet inépuisable.
Les causes de la souffrance nous échappent complètement. L’expliquer par une quelconque expiation de nos fautes est en contradiction manifeste avec la réalité de la souffrance d’êtres innocents. Considérer que ce sont nos désirs qui créent la souffrance n’est que partiellement vrai. La souffrance est inscrite dans les lois de la nature, comme la mort, c’est tout ce que, semble-t-il, on peut en dire. D’ailleurs, philosophies et religions ne nous apportent généralement de conseils que sur la façon de nous en accommoder.
Les croyants peuvent en outre essayer de se consoler en constatant qu’elle est limitée à la durée de la vie, ce qui est bien peu par rapport à l’éternité à laquelle ils espèrent accéder.
Mais en face de la réalité d’une souffrance si inégalement répartie, notre besoin de justice reste insatisfait si notre destin s’arrête à notre mort.
On imagine mal que Dieu, dont les qualités sont, par définition, infinies, nous abandonne à notre triste sort après nous avoir créés. C’est sur ce sentiment que repose l’immense appétit de nombreux hommes pour une justice absolue après la mort. Qu’elle ait ou non le nom de Jugement dernier, seule cette justice est susceptible d’apporter des correctifs à ce que cette vie a d’imparfait, de médiocre ou même de hideux.
A noter que seule une telle justice est cohérente avec l’hypothèse d’un Dieu d’amour, ce qui nous amène à nouveau à relativiser le temps : seule une prolongation d’une certaine forme de vie après la mort peut permettre à une justice, inexistante sur terre, de s’exercer enfin.
Ainsi, il semble bien qu’il y ait un lien entre les deux grandes énigmes insolubles de notre existence, le temps et la souffrance. C’est vraisemblablement parce que nous avons une vue très subjective du temps que la souffrance est insoutenable.
Mais l’incertitude qui plane sur ces grandes questions laisse la place à un très large éventail d’hypothèses sur la condition humaine. Certaines donnent le vertige ou tombent dans une sorte de merveilleux qui semble bien loin de notre expérience concrète. Mais tant qu’il n’y a pas
contradiction ou incohérence avec ce que nous pouvons vérifier, il n’y a pas lieu de sourire de ce que nous ne pouvons pas savoir. Chaque religion s’est ainsi forgé une conception des rapports de l’homme avec Dieu.
Les attitudes à l’égard de Dieu : les religions
Dans les pages précédentes, nous nous sommes livrés, à partir de l’hypothèse d’un Dieu créateur, à des suppositions sur le rôle qui pourrait nous être assigné sur cette terre : pourquoi pas notre participation à la création divine ? Mais cette idée se heurte à l’expérience de la souffrance et de la mort, apparemment difficilement compatible avec la vision idyllique d’une humanité progressant librement vers Dieu. On peut trouver une explication, au moins partielle, dans la liberté dont nous disposons et dans la vision déformée que nous avons du temps. Ce sont là cependant des arguments dont l’évidence ne s’impose pas à tous.
Constatons donc que l’insuffisance de nos capacités à percevoir le plan de Dieu à notre égard, rend éminemment floue et hypothétique toute recherche dans ce domaine.
Ainsi, il n’est pas étonnant que Dieu ayant créé les hommes si différents, les sociétés que ceux-ci ont constituées aient des interprétations très variées des rapports avec Dieu et que dans chaque système, les individus aient eux-mêmes des interprétations plus variées encore.
Par exemple, le simple fait de croire en Dieu ou d’admettre son existence peut conduire les uns à tout Lui consacrer et les autres à simplement s’en accommoder, sans que grand-chose soit changé par rapport au comportement d’un athée. On trouve donc partout, en proportions variables, des scrupuleux et des hypocrites, des cérébraux et des sensibles, des inquiets et des confiants.
Ce sont de tels hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, qui ont bâti les différentes religions, autour d’un maître, d’un prophète ou parfois d’un roi.
Ainsi, les religions sont avant tout l’expression des efforts constants de l’humanité pour s’ouvrir un chemin vers Dieu. Même si Dieu contribue par une révélation à guider telle ou telle religion, Sa discrétion laisse toujours à l’homme de la place pour l’erreur ou le doute. Comme tout ce que nous construisons, les religions ne peuvent qu’évoluer, et donc être imparfaites, chacune d’entre elles restant marquée par la culture de la société qui l’a vue naître.
Cependant, les religions s’accordent sur certains points :
– La vie humaine ne se limite pas à une vie terrestre.
– Nos actes ont une incidence sur notre avenir après la mort.
– La liberté dont nous disposons nous expose inévitablement à des tâtonnements : nous ne sommes pas programmés rigoureusement comme des machines. Le risque de nous tromper ou de faire le mal est la conséquence de notre liberté.
-Participer à notre échelle à l’œuvre de la création nous impose un devoir d’éducation, envers nous-mêmes et envers les autres.
Il est frappant de constater à cet égard l’étroit parallélisme entre l’évolution des religions et le processus de la découverte scientifique :
– La science croit en une vérité à connaître comme les religions en un dieu à découvrir.
-A chaque pas en avant, le savant comme le théologien croit bien souvent avoir atteint son but, alors qu’il reste toujours à chercher au-delà.
– Les meilleurs savants, comme les meilleurs théologiens sont ceux qui ont le plus d’humilité intellectuelle, puisqu’ils ne se satisfont pas de ce qu’ils ont déjà trouvé.
– La science, comme les religions, ne peut progresser qu’en s’appuyant sur l’expérience accumulée des erreurs et des succès passés.
Faut-il voir dans ces similitudes une marque de plus de l’unicité de notre nature ?
Dans l’approche plus détaillée des religions à laquelle nous allons procéder à présent, gardons à l’esprit que chacune d’elles mérite le respect, dans la mesure où elle est une tentative honnête de l’homme de comprendre et de maîtriser son destin.