L'homme et la religion
L’effarante multiplicité des grands courants religieux ou philosophiques dont nous venons de donner seulement un aperçu fait penser, à juste titre, que l’homme est bien incapable de voir clair dans ses rapports avec Dieu.
Cet extraordinaire fouillis pourrait paraître comme un décourageant tableau des phantasmes religieux de l’humanité. On serait ainsi conduit à l’indifférence ou, pire, au sarcasme.
Certes, on ne peut voir clairement la nature des relations entre Dieu et les hommes si l’on s’en tient à l’observation des différences entre les religions. Il nous semble, cependant, qu’à travers ce qui est, en fait, tâtonnement et incertitude, il se dégage un tableau aux contours assez nets de la personnalité spirituelle de l’homme.
Sans chercher à tout prix des convergences là où elles n’existent peut- être pas, il est intéressant de montrer comment les grandes religions répondent aux questions fondamentales et comment elles conçoivent leur propre action.
Cette approche par thèmes permettra au lecteur de mieux apprécier le rôle des différentes religions dans l’accomplissement de la destinée humaine, ce qui est, en définitive, l’objet de ce livre.
Les croyants de toutes les religions, peut-être à quelques minimes exceptions près, s’accordent au moins sur de grandes généralités :
– il existe une puissance suprême ;
– l’homme en est plus ou moins directement dépendant ;
-cette situation implique un comportement de l’homme dont l’objectif final est une certaine forme de bonheur.
Le contenu de ces affirmations varie de façon quasi continue d’une religion à une autre mais l’essentiel subsiste.
Cependant, les conclusions que tirent les croyants de leurs convictions varient considérablement selon la religion elle-même, mais surtout selon les caractéristiques psychologiques de chaque individu et son niveau d’éducation.
Il ne faut donc pas s’étonner de l’extrême diversité des comportements spirituels comparée à une certaine unanimité sur le plan des généralités.
cette affirmation va de soi pour les religions qui reconnaissent un Dieu une, par nature tout-puissant.
n’est pas aussi clair dans les religions comme les religions tradition- ;s ou l’hindouisme où coexistent de nombreuses divinités. Souvent ;pendant, celles-ci sont considérées comme des dieux « intermédiaires » e les hommes et une puissance suprême, trop lointaine pour être :sensible. C’est la situation que l’on rencontre dans la plupart des religions traditionnelles africains – celle des Yoroubas par exemple – et c’est le cas de l’hindouisme où les dieux sont, directement ou indirecte- it, des émanations d’un absolu inaccessible. Tout se passe comme si religions limitaient leur ambition – peut-être par modestie, peut-être te de révélation – à adorer ce qui leur semble le plus proche dans les ni festations divines.
A l’opposé, d’autres courants, spirituels, notamment parmi les boudd- tes et les confucianistes, ne voient pas la nécessité de formaliser l’existence d’un Être suprême. Leur position est dite agnostique. Dans ce cas »si on peut penser qu’une certaine pudeur retient d’appeler Dieu cet solution sous-jacent dans l’idéal qu’enseignent ces mouvements. Le sens mmun désigne d’ailleurs par le nom de religion ces spiritualités qui ont pourtant pas la prétention de relier l’homme à Dieu, mais seulement de l’élever vers un idéal.
Qu’un dieu soit nommé ou non, toutes les « religions » dont nous avons tendent vers un absolu suprême. Cependant, si chacun s’accorde à jnner à ce « dieu » des attributs très généraux de puissance créatrice et éternité, on peut s’en faire, sur des points moins fondamentaux, des les divergentes. Certains lui prêtent des sentiments humains, d’autres : jugent inaccessible. Il peut avoir fixé notre destin ou nous laisser une art de liberté. Il peut, ou non, être touché par nos prières.
Ce que nous pouvons en penser ne change pas sa nature, mais nos hypothèses doivent rester cohérentes avec ce que nous observons et nous levons nous conformer aux relations de dépendance que nous imaginons être lui et nous.
l’homme dépend de Dieu Il est facile d’oublier que nous dépendons de celui qui a créé l’univers nais inéluctablement la mort viendra un jour nous rappeler que nous ne disposons pas totalement de notre vie.
Plutôt que d’adopter la politique de l’autruche – s’enfoncer la tête dans le sable pour ne pas voir la réalité – les religions proposent que nous vivions en regardant en face la perspective de la mort.
Quelle que soit l’hypothèse proposée – cycle indéfini de réincarnations, anéantissement dans le nirvana, Jugement dernier et vie éternelle – les
religions ne se contentent pas de la vie terrestre et ne cantonnent pas Dieu dans le rôle d’un spectateur indifférent à nos actions.
La dépendance de l’homme vis-à-vis de Dieu, dans la perspective des religions, ne tient pas au simple fait de notre création : nos actions et nos pensées ne sont pas neutres pour Dieu ; notre attitude doit se conformer à des règles établies par lui et dont la religion se considère comme dépositaire. Comme on ne peut imaginer Dieu qu’infiniment puissant et intelligent, il est plus satisfaisant pour l’esprit, semble-t-il, de lui attribuer la capacité et le souci de s’intéresser à nous que de le croire limité au point de ne pas le faire.
Cependant le lien de dépendance de l’homme à Dieu n’est pas perçu de façon identique par toutes les croyances.
Les religions traditionnelles imaginent que des puissances surnaturel¬les, émanation de Dieu, interviennent fréquemment dans les affaires terrestres. Ainsi, le divin est présent dans tous les phénomènes naturels et l’incapacité de l’homme à les maîtriser doit être compensée par des prières et des offrandes à tous ces dieux intermédiaires. Dans cette perspective, les rapports avec les dieux sont le plus souvent empreints de crainte et de méfiance.
Dans l’hindouisme, la conscience du croyant de dépendre des dieux est toujours très vive mais la règle laisse une grande part de responsabilité. Si
les actes sont en conformité avec la situation sociale, la vie ultérieure se déroulera dans de meilleures conditions. Ainsi, après des réincarnations successives de plus en plus favorables, l’esprit pourra espérer s’unir à l’Esprit universel.
Dans l’Islam et le judaïsme, la relation de l’homme à Dieu est très personnalisée : chaque homme a le devoir d’obéir à son Dieu car, après la mort, il sera jugé sur ses actes.
Dans le christianisme, la relation de l’homme à Dieu n’est pas dominée par l’obéissance. C’est un lien d’amour : amour total de la part de Dieu, amour à sa mesure de la part de l’homme. L’obéissance aux lois de Dieu n’est plus imposée autoritairement mais elle est davantage une adhésion volontaire fondée sur cette relation d’amour et de confiance.
Ces différences de conceptions de la dépendance de l’homme à l’égard de Dieu sont évidemment schématiques mais on comprend mieux, en forçant les traits, comment se diversifient plus encore, à partir de ces conceptions, les comportements de l’homme en face de Dieu.
Le comportement de l’homme en face de Dieu
Les religions se placent dans l’hypothèse où Dieu attend de l’homme un comportement conforme à ses plans. Mais il est clair que Dieu n’emploie pas la manière forte : nous avons manifestement la liberté d’ignorer les lois divines ou de ne pas les suivre. Nous ne sommes d’ail¬leurs pas bien sûrs de les connaître.
Les religions, elles, sont en général très convaincues qu’elles connaissent ces lois mais elles ne peuvent nier notre part de liberté et elles nous mettent vigoureusement en garde contre les conséquences d’actes qui enfreindraient ces lois.
Dans le souci louable de nous éviter des expériences douloureuses, les religions proposent leurs recettes qui tournent autour de quelques thèmes :
– le respect d’une morale ;
– la prière ;
– l’accomplissement de rites qui constituent la partie la plus visible des religions.
Ces recommandation rencontrent chez les différents individus un terrain plus ou moins favorable et une compréhension plus ou moins grande.
Certes, les religions ont le souci de bien faire et la plupart des hommes ont sans doute besoin d’être guidés, mais la question se pose naturellement de savoir si la religion est un intermédiaire entre Dieu et les hommes.
Par leur comportement, on peut distinguer :
– Ceux qui récusent toute relation avec Dieu, qu’ils en nient l’existence ou qu’ils le combattent. Bien souvent ces personnes pratiquent une morale qui n’est pas très éloignée de celle proposée par les religions.
– Ceux qui adhèrent à l’idée intellectuelle de l’existence d’un dieu mais n’en tirent pas de conséquences particulières. Non seulement ces personnes pratiquent une morale mais aussi il leur arrive de prier, même si c’est à de rares occasions et dans l’intimité de leur cœur.
– Ceux qui associent leur croyance en Dieu à leur appartenance à une religion. Ceux-ci s’efforcent, en principe, de respecter une morale, de prier et d’accomplir les rites de leur religion.
Ainsi, si l’on tente d’analyser le comportement de l’homme dans ses rapports avec Dieu, on est amené à distinguer différents niveaux :
– celui de la vie spirituelle personnelle, intime et discrète ;
– celui de l’expression sociale de la vie spirituelle, c’est-à-dire les manifestations de pratique religieuses proprement dites (culte, pèlerinages, fêtes religieuses…) mais aussi l’organisation des religions (clergé, formation religieuse…) ;
– celui du comportement social tel qu’il est conditionné par les croyances religieuses. Ceci concerne la morale, les grands moments de la vie (mariage, mort…), l’art, les rapports avec l’argent, etc.
Cette réflexion conduira naturellement à examiner ultérieurement les rapports de la religion et de la politique, la politique religieuse des États, et, pour finir, l’évolution prévisible des religions.