Les prophètes
Espèce apparemment disparue, le prophète devait être barbu et craseux> Parcourant les routes et haranguant des foules tantôt terrorisées,
tantôt railleuses. Outre cette image d’Epinal, il nous reste aujourd’hui l’adjectif « prophétique » : un écrivain a des visions prophétiques, les paroles d’un politicien peuvent être prophétiques… et le grand public redécouvre les prophéties de Nostradamus.
Le mot « prophète » est grec, il désigne « celui qui parle avant », qui annonce quelque chose. Les mots arabes équivalents, nabi et rassoul, sont construits sur des racines portant respectivement les idées d’information et d’envoyé. Dans la Bible, la dernière partie de l’Ancien Testament se compose de dix-huit livres prophétiques qui nous transmettent les messages de prophètes grands ou petits dont certains, tels Habaquq, Michée ou Sophonie, sont oubliés des non-spécialistes. La plupart d’entre eux vécurent entre le viir et le Ve siècle avant notre ère, mais leur précurseur à tous fut Abraham, le « père des croyants », il y a près de 4 000 ans.
Plus récemment, Jean-Baptiste et Jésus ont été également reconnus comme prophètes, notamment par les musulmans, mais ceux-ci vénèrent particulièrement Mohammed – Mahomet – le prophète du Coran qui a vécu au VI siècle de notre ère.
Depuis deux siècles à peine, de nouveaux mouvements religieux ont eu leur prophète : Joseph Smith pour les mormons, Mirza Ali Mohammed pour les bahaïs et Simon Kimbangu pour l’Eglise qui porte son nom.
Tous les prophètes prétendent être inspirés par Dieu et parler en Son nom. C’est pourquoi il n’en existe pas au sens propre dans les religions qui ne comportent pas de révélation, comme l’hindouisme ou le bouddhisme. Mais si Dieu parle aux hommes par des hommes, ceux-ci sont, par définition des prophètes.
Comment reconnaître leur authenticité ? Comment discerner d’éventuels « faux prophètes » ? S’il existait un critère infaillible, la vie des faux prophètes deviendrait impossible et ils disparaîtraient.
Tout au moins, peut-on se méfier à bon droit de ceux qui poursuivent des intérêts personnels ou retirent des avantages de leur situation : un arbre qui porte de mauvais fruits doit être arraché.
D’ailleurs, rien ne permet de penser que toute forme de prophétisme soit définitivement tarie. Les musulmans disent bien que Mahomet est le « sceau » des prophètes, c’est-à-dire le dernier ; il n’en reste pas moins que les croyants prient Dieu pour en attendre une réponse et cette réponse, si elle est communiquée à des tiers, même déformée et maladroite, est une sorte de prophétie.
On peut donc dire, en un certain sens, que le prophétisme est une fonction spirituelle naturelle de l’homme. Le tout est de faire preuve de discernement… Cette qualité est plus facile à exercer à l’égard de la sainteté.
Seul Dieu connaît ses saints, la réputation publique de sainteté n’est guère qu’une présomption et de nombreux saints ont assez de discrétion pour que personne ne les remarque.
Le terme de saint lui-même est chrétien : est saint ce qui est totalement consacré à Dieu. C’est en ce sens que l’Eglise catholique se déclare sainte et non pas pour la perfection de ses actes. Par analogie, le concept de saint est employé pour d’autres religions, mais avec une signification qui peut varier selon les cas et selon les époques.
Dans le judaïsme et dans l’Islam, Dieu seul est saint, c’est-à-dire que lui seul est digne de vénération. Appliquer le qualificatif de saint à un mortel est un outrage à Dieu, d’autant que personne ne peut connaître son jugement sur une quelconque créature. Cependant la piété populaire se passe difficilement de saints, même si ce mot est impropre. Chez les musulmans, la perfection consiste à respecter scrupuleusement les prescriptions du Coran : ceux qui ont effectué le pèlerinage à La Mecque, le Hadj, portent le titre envié d’hadji, mais seuls ceux dont le rayonnement spirituel a marqué leur environnement peuvent être l’objet d’une sorte de culte spontané, à vrai dire peu orthodoxe. Les tombes de ces saints hommes, les marabouts, sont des lieux de pèlerinage locaux et des légendes merveilleuses courent parfois sur les effets de leur intercession.
En Inde également, aucune notion ne recouvre exactement la sainteté chrétienne : on trouve les gourous, maîtres dont l’enseignement se fait plus par la parole que par l’exemple, et les sadhus, qui vivent dans un total dépouillement mais dans le souci de leur propre salut. Cette dernière attitude se retrouve dans le bouddhisme du Petit Véhicule où la perfection consiste à se détacher de tout dans ce monde d’illusions. C’est l’affaire de chaque individu d’atteindre cet objectif : un bouddhiste très avancé dans la voie de « l’illumination » donnera volontiers des conseils sur son expérience, compatira aux malheurs des autres, mais ne cherchera pas à résoudre leurs problèmes puisque, par définition, ils résultent d’un attachement excessif à des futilités.
Le bouddhisme du Grand Véhicule, le Mahayana, quant à lui, honore des personnages qui sont, d’un certain point de vue, proches des saints ; ce sont les bodhisattvas qui renoncent au nirvana pour mieux aider les autres hommes à y accéder. Dans les temples, leurs innombrables statues s°nt, symboliquement, identiques à celle de Bouddha puisqu’ils ont éteint la même perfection.
En ce qui concerne les protestants, ils recherchent la sainteté mais jU sont très critiques envers les abus du culte catholique des saints qui, au temps de la Réforme, leur semblait proche de la superstition. En outre selon la doctrine calviniste originelle de la prédestination, le salut dé l’homme est un don de Dieu indépendant du mérite de ses actions. P0llr contourner le découragement auquel cette théorie pouvait conduire, cer¬tains calvinistes émirent l’interprétation selon laquelle l’élu prédestiné se distinguait par sa réussite matérielle, signe visible de la bénédiction de Dieu. Ainsi l’effort individuel était indirectement réhabilité, car le succès devenait une sorte de preuve du salut que Dieu réserve à ses élus.
Aujourd’hui, il semble que cette position extrême des calvinistes ait été discrètement abandonnée, en même temps que les catholiques se débarrassaient des excès qui leur étaient reprochés.
La notion chrétienne de sainteté s’identifie avec celle de la perfection d’une vie entièrement consacrée à Dieu. Lui seul, évidemment, est capable de juger de cette perfection mais on peut penser que les âmes qui ont choisi de servir Dieu sans défaillance sont innombrables. L’Eglise ne les connaît pas toutes mais elle propose à l’admiration de ses fidèles certaines de celles dont la conduite est particulièrement remarquable ou héroïque. L’Eglise compte sur l’éclairage du Saint-Esprit dont elle bénéficie pour choisir ces saints « officiels » destinés à servir d’exemples aux chrétiens. Par précaution, elle mène une enquête longue et minutieuse qui aboutit à la béatification puis, après un délai supplémentaire, à la canonisation, reconnaissance définitive de sainteté ouvrant droit à la vénération des fidèles. Ces saints ont leur fête au calendrier, tandis que la foule des saints anonymes est célébrée le jour de la Toussaint (« Tous les saints »), symboliquement placée la veille du jour réservé au souvenir des morts.
Selon la conception chrétienne de la Communion des saints, tous ceux qui seront appelés à la vie éternelle seront unis d’une façon mystique à Jésus-Christ qui est le Saint par excellence.
Peut-être dans le souci de montrer à quel point tous les tempéraments peuvent conduire à la sainteté, l’Eglise 1 a proclamé saints des personnalités extrêmement diverses de telle sorte que chacun puisse trouver parmi elles un modèle qui lui convienne particulièrement.
Ces saints ajoutent parfois à leurs qualités spirituelles des dons intellectuels ou des capacités exceptionnelles d’homme d’action : ainsi saint Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur des jésuites ou saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone dans une période particulièrement trou-
hlée tous deux avaient connu une existence profane agitée avant de se donner complètement à Dieu.
A l’opposé, on trouve des saints d’une extrême simplicité, morts jeunes nS que rien de particulier n’ait marqué leurs vies en dehors des expé S’ences spirituelles : sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897) ou saint François d’Assise (1182-1226) n’ont rien cherché d’autre que le dépouillement et l’amour de Jésus-Christ. Parfois encore, certains sont devenus saints le martyre, préférant la mort au renoncement à leur foi, comme les >unes Ougandais ou les Coréens massacrés au XIX siècle et béatifiés par le pape au XXI siècle. D’autres saints se sont voués à soulager les plus misérables comme saint Vincent de Paul (1581-1660), aumônier des galériens. Mère Teresa, l’Albanaise, dont la vocation était d’apporter une ultime consolation aux mourants des bidonvilles de Calcutta, est l’une des saintes de notre époque.
La sainteté se partage équitablement entre toutes les époques, entre hommes et femmes, jeunes et vieux, laïcs et religieux, reines, telle Elisabeth de Hongrie, ou paysanne comme Jeanne d’Arc. La vie des saints présente souvent des phénomènes merveilleux, accentués peut-être parfois par la légende, comme si la transparence de leur personnalité laissait paraître le visage surnaturel de Dieu.
La sainteté est contagieuse. Les saints rayonnent à tel point qu’ils entraînent dans leur sillage nombre de ceux qui les approchent. Cette influence semble se poursuivre au-delà de leur existence terrestre. Si l’on peut employer les termes irrespectueux du marketing, la sainteté est, à coup sûr, bien meilleure « vendeuse » de la religion que tous les discours des théologiens. On juge instinctivement et à juste titre chaque religion sur la valeur de ses hommes les plus remarquables et non pas sur ses effectifs ou la plus ou moins grande qualité de l’ensemble de ses fidèles.
En outre le culte des saints n’a pas le côté pervers du culte de la personnalité en politique, puisque les saints ne sont reconnus tels qu’assez longtemps après leur mort.
On peut se demander pourquoi le catholicisme et l’orthodoxie insistent plus que d’autres religions sur l’exemple spirituel des saints.
Les personnages que le judaïsme met en valeur sont surtout des rabbins, remarqués pour la qualité de leur théologie. Quant à l’Islam sunnite, le seul modèle de perfection humaine qu’il propose est celui du prophète Mahomet et il accuse d’idolâtrie ceux qui donnent des « associés » à Dieu. *- application rigoureuse et formaliste de ce principe prive la spiritualité es musulmans d’un stimulant efficace. Il en résulte peut-être une sorte ® frustration qui conduit au culte populaire des « marabouts » ou bien, Pour encore au culte de leaders dont les ambitions ne sont pas toujours Purement spirituelles. Peut-être aussi certaines formes de fanatisme de am contemporain sont-elles l’effet de ce refus des musulmans de platrop haut les plus remarquables de ses mystiques disparus