Religions et cultures
Certains soutiennent que les religions sont un sous-produit des cultures : chaque peuple sécréterait une forme de religion adaptée à ses mythes, à ses mœurs, c’est-à-dire à sa culture.
D’autres insistent sur l’influence profonde qu’exercent les religions sur la culture des peuples : ainsi le christianisme et l’Islam imprègnent des sociétés de cultures originellement très différentes.
A vrai dire, l’interaction des religions et des cultures est d’une grande complexité. Les religions gardent des traces des cultures au sein desquelles elles sont nées mais elles peuvent être rejetées par leur milieu originel et réussir excellemment ailleurs. Ainsi le christianisme n’occupe plus qu’une place minoritaire en Palestine et le bouddhisme a presqu’entièrement disparu de l’Inde.
Quoiqu’il en soit, la religion imprègne incontestablement la vie sociale, même apparemment la plus laïcisée. La semaine de sept jours, universellement adoptée, est une référence à la Bible (« Dieu termina Son œuvre en six jours et se reposa le septième, Genèse II. 2 ») ; la plupart des jours de congé des différents pays du monde ont une origine religieuse, etc.
Même les religions disparues laissent longtemps des traces : en Iran, la fête de Nowrouz est préislamique, comme la fête chrétienne de Noël a « récupéré » l’ancien culte du solstice d’hiver.
Pour bien saisir de quel poids les religions pèsent dans les diverses sociétés, nous avons choisi quelques thèmes où interfèrent plus particulièrement le sacré et le profane :
la morale, le bien et le mal, la notion de vérité ;
les cérémonies au travers de deux exemples, les fêtes et les rites mortuaires ;
l’art ;
la langue ;
un argent ; enseignement.
La morale
Le mot « morale » a mal vieilli. Il porte désormais la connotation grincheuse de l’expression « faire la morale ». Pourtant, toute société a une morale qui dépend de l’idée qu’elle se fait du bien et du mal. Ainsi la morale n’est que l’ensemble des règles, codifiées ou non, que suivent les mœurs d’une société. Toute morale repose sur des principes ou un système de valeurs.
Chaque individu a également sa propre morale. La morale individuelle est le plus souvent profondément marquée par la morale de la société. Il n’en est pas toujours ainsi et les notions de bien et de mal ne sont pas identiques chez tous les individus. Même un gang de truands a ses règles et sa morale ; la loi du silence, l’omerta de la mafia, en est un exemple : le vol et le crime sont rigoureusement réprimés à l’intérieur de l’organisation.
Il y a donc différentes morales qui sont autant de règles du jeu des sociétés. Selon la morale politicienne française par exemple, il était admis, il y a quelques années, de donner des contrats publics à des organismes « amis » qui avaient ensuite assez de reconnaissance pour subventionner les partis, mais il était scandaleux d’employer directement l’argent du contribuable pour financer ces partis. On pourrait aussi citer la morale commerciale, la morale du pouvoir et bien d’autres qui sont généralement compatibles avec la légalité tout en étant, par bien des côtés, différentes, non écrites et plus complexes.
Ce qu’on appelle la morale d’une société n’est jamais que la morale dominante. C’est plus le constat d’une situation que l’expression d’une volonté délibérée. Il ne faut donc pas s’étonner d’y trouver des contradictions.
Par exemple, le respect des biens d’autrui, valeur fondamentale de la société occidentale traditionnelle, a jadis conduit à jeter en prison des pères de famille coupables d’avoir volé un pain pour nourrir leurs enfants affamés mais, simultanément, on n’avait pas d’hésitations à entreprendre des conquêtes territoriales. Aujourd’hui, a-t-on vraiment analysé les lois du marché sous l’angle du respect de la valeur des biens d’autrui ? Que penser des cours auxquels sont achetées les matières premières des pays du Tiers-Monde ?
Si notre système de valeurs manque encore de cohérence dans le détail, les grands principes sont cependant solides et généralement admis. Il n y a donc rien d’étonnant à ce que les religions fassent preuve, en matière
orale, d’une relative convergence, ce qui est loin d’être le cas pour leurs Gyances ou leurs dogmes. Comme la plupart des philosophies, elles ’accordent sur un bon nombre de grandes valeurs : condamnation du meurtre, du vol et de l’adultère, respect des parents et des ancêtres, respect de la vérité et des promesses, tolérance envers les opinions des autres… C’est à ce titre que l’on peut parler de morale universelle.
Cependant, il est important de noter que, pour les religions monothéistes au moins, la morale n’est pas l’ensemble des règles de vie que la société se donne et dont on peut constater l’évolution rapide. Dans ces religions, la morale est un ensemble de règles immuables que Dieu a révélées aux hommes et qu’on ne peut transgresser impunément. Il est regrettable que le même mot, celui de morale, recouvre ainsi deux notions différentes : la morale telle qu’elle est pratiquée et la morale telle qu’elle devrait être. La seconde est évidemment plus cohérente que la première, mais elle n’est qu’un objectif difficile à atteindre. Le cas de la morale catholique illustre bien cette situation.
La morale catholique
Le Vatican affiche sur les problèmes de morale, et en particulier de morale sexuelle, une position souvent qualifiée de traditionaliste, implicitement interprétée par le « grand public » comme une difficulté de l’Eglise catholique de se « mettre à la page » et de suivre l’évolution de la société. Cela semble évident : on ne vit plus comme jadis, ce qui choquait autrefois est aujourd’hui largement admis et l’Eglise catholique rame en arrière, incapable de comprendre cette évolution, figée qu’elle est dans une vision passéiste des choses. Quoi d’étonnant de la part de vieux cardinaux, célibataires affirmés, que de ne rien comprendre, par exemple, à la sexualité moderne ?
L’Eglise est ressentie comme cherchant à culpabiliser l’homme, a voir le mal dans ce qui est naturel et à s’ériger en juge de ce qui ne la regarde pas. Même des croyants, par ailleurs respectueux de leur Eglise, rejettent la morale traditionnelle en se disant qu’ils sont un peu en avance sur une évolution qui interviendra plus ou moins tard, inéluctablement.
L’Eglise, elle, peu habituée à être contestée par ses ouailles, fait valoir |e plus souvent l’argument d’autorité, répète qu’elle détient une vérité immuable, que ce qui est mal sera toujours mal et met en garde contre la contamination d’un monde apparemment toujours plus déchristianisé.
Cette impression de dialogue de sourds que peut avoir l’observateur extérieur provient de ce que les deux positions ne se situent pas sur le même plan.
La mission de l’Eglise est de conduire ses fidèles à Dieu, ce qui passe par la sainteté. Les recommandations morales qu’elle édicté sont dans cette perspective, ce qui implique de pratiquer les vertus jusqu’à l’héroïsme, si nécessaire. Tout dérapage par rapport à la perfection de la loi d’amour peut être l’amorce d’un relâchement, d’un laxisme quj retarde l’approche de Dieu.
Ceci explique l’extrême sévérité de principe de l’enseignement moral de l’Eglise catholique. Si l’on ne se place pas dans la perspective qui est la sienne d’un effort constant et parfois héroïque vers la sainteté, on peut valablement juger certains points de cette morale comme surhumains donc inapplicables et sans intérêt pour le commun des mortels.
Les cas du divorce, de la contraception et de l’avortement illustrent bien cette situation. Le mariage catholique est un engagement solennel pris par les conjoints devant Dieu de se consacrer l’un à l’autre pour toujours. C’est fondamentalement aussi définitif que la prêtrise et, en théorie, le couple catholique fait, en se mariant, le choix d’une voie particulière vers la sainteté tout aussi sérieuse que l’entrée dans les ordres. Dans cette perspective, les époux mettent leur amour au service de Dieu, ce qui implique évidemment d’accepter les enfants qu’il leur donne. C’est à l’opposé de la compatibilité de deux égoïsmes qui rapproche pour un temps un homme et une femme. Dans un couple catholique, les difficultés de la vie en commun devraient être perçues par chaque conjoint non pas comme l’effet du mauvais caractère du partenaire, mais d’abord comme une insuffisance d’amour de celui qui se plaint. Reconnaître l’échec du couple revient à considérer que l’amour est impuissant, ce qui est, en quelque sorte, sacrilège. Entériner définitivement cet échec par le divorce est inadmissible.
De la même façon, l’acte sexuel est avant tout une marque d’amoui que chaque conjoint donne à l’autre dans l’acceptation implicite de l’enfant qui peut en résulter. Ce n’est pas une technique de plaisir, une distraction qu’on s’offre et que l’enfant viendrait gâcher. La logique de la doctrine catholique exclut donc aussi bien l’enfant hors mariage que les méthodes artificielles de contraception ou, a fortiori, l’avortement.
Toute forme d’égoïsme, celui du couple par exemple, est une limitation inadmissible de l’amour. Un couple qui refuse un enfant en raison de son confort fait preuve d’égoïsme. Un couple qui le refuse par crainte de ne pouvoir l’élever convenablement manque de confiance en Dieu. Un couple qui provoque l’avortement d’un enfant, même mal formé, se fait juge de la vie et de la mort à la place de Dieu.
L’Eglise est bien consciente de la difficulté qu’ont ses fidèles à suivre de tels préceptes. Elle sait aussi que ceux-ci peuvent avoir des effets pervers :
– ou bien rebuter le croyant qui se sent incapable de s’y conformer et
l’éloigner ainsi de l’Eglise ;
ou bien le culpabiliser exagérément et en faire un être complexé et raccorni.
Si l’Eglise prend cependant des positions aussi strictes, c’est qu’elle juge je son devoir de recommander ce qui est, selon elle, le meilleur comportement du point de vue spirituel. En fait, le fidèle ne s’imposera cette discipline personnelle semblable à celle des athlètes de compétition que s’il en est capable.
C’est pourquoi la position de l’Eglise serait inacceptable si elle entraî¬nait une condamnation des personnes qui enfreignent des règles aussi sévères. On touche là le point essentiel : l’Eglise ne porte jamais de condamnation sur les hommes ; elle ne condamne que des idées ou des comportements qui, selon elle, retardent ou empêchent le progrès spirituel.
A observer l’incompréhension du public, même chrétien, à l’égard des positions morales de l’Eglise, on peut penser que celles-ci ne sont pas assez expliquées. Fondamentalement, la morale chrétienne, comme la morale juive, a ceci de très original que celui qui la transgresse n’encourt aucune sanction ; c’est le contraire de la loi civile ou de la loi islamique 1.
Bien sûr, la nature humaine étant ce qu’elle est, il est difficile d’obtenir des changements de mentalité et de comportement sans jouer de la carotte et du bâton. C’est pourquoi les prêtres ont eu parfois la tentation cléricale de menacer leurs ouailles des feux de l’enfer. Ce n’est pourtant pas sous la contrainte, même morale, que l’on poussera qui que ce soit vers Dieu ; Jésus-Christ a été très explicite à ce sujet.
C’est à chacun de chercher, en toute liberté, comment progresser vers la sainteté. Cela concerne aussi bien le prêtre ou la religieuse dont la vie semble irréprochable que le criminel le plus endurci. Il ne s’agit ni de fouiller d’obscurs recoins de la conscience pour y chercher matière à culpabilisation, ni de se désespérer devant l’abîme de nos crimes. L’amour infini de Dieu en a déjà vu de toutes les couleurs et aucune situation, même la plus tragique, n’est spirituellement sans issue avec Son aide.
C’est pourquoi la morale chrétienne n’est pas, ou ne devrait pas être, une contrainte extérieure imposée par l’Eglise, elle est une proposition de pro¬motion personnelle laissée au libre choix de chacun .
Selon la loi civile, chaque faute a son prix, fixé par le code. Le juge a un pouvoir d interprétation dans les limites de la loi. Celle-ci peut être modifiée par le législateur Pour s’adapter aux changements de société. Dans la loi islamique, la chari’a, c’est la Parole de Dieu, le Coran, qui décide des sanctions : un voleur doit avoir la main tranchée. Tout au plus peut-on admettre de faire cette opération en clinique sous anesthésie puisque le Coran n’a rien prévu qui s’y oppose. Cet « adoucissement » s est appliqué, parait-il, à un citoyen américain condamné en Arabie Saoudite. On Voit pas ce qui aurait empêché, selon ces principes, de greffer la main après Sputation.
dée sur ce que Dieu attend de chaque homme, l’acceptation de participer chaque jour davantage, à Son dessein d’amour sur le monde.
Dans ces conditions, les reproches que l’on fait bien souvent à l’enseignement de l’Eglise apparaissent sinon dérisoires, du moins mal ciblés Il ne s’agit pas de savoir si les règles morales de l’Eglise sont adaptées à ce qu’attend notre sensibilité ; il s’agit de savoir si ces règles vont dans le sens d’un progrès vers Dieu.
Le christianisme se trouve alors placé, comme les autres religions et philosophies, devant les grandes questions du bien et du mal ou de la nature de la vérité.