L'amour universel
Au cours de sa longue histoire religieuse, l’humanité a adoré une multitude de dieux dont le commun dénominateur était la puissance. A plus forte raison, un Dieu unique, créateur du monde, est évidemment doué d’une puissance qui défie l’imagination : l’univers, dans sa complexité et son immensité n’est lui-même qu’un simple reflet de cette puissance infinie.
Face à un tel Dieu, la réaction spontanée devrait être l’effarement ou la terreur. Pourtant Dieu nous a donné, outre l’existence et la conscience de notre état, cette extraordinaire faculté de ne pas avoir peur de lui : c’est un fait d’expérience, les hommes ne se réveillent pas tous les matins dans la crainte d’un Dieu dictatorial. Dieu a choisi d’être discret, infiniment discret, et de nous laisser libres au point que certains d’entre nous ne perçoivent même pas son existence.
Comment peut-on expliquer cette attitude autrement que par l’amour qu’il nous porte ? Ce pourrait, à la rigueur, être de l’indifférence mais alors comment y aurait-il tant d’hommes qui Le trouvent quand ils Le cherchent ?
Mais si l’Amour est une des qualités de Dieu, Il la possède à un degré aussi infini, aussi inimaginable, que Sa puissance créatrice.
Cette logique simple suffit à rendre aujourd’hui dérisoires ces religions de l’Antiquité peuplées de dieux aux caractères et aux passions semblables aux nôtres. On voit mal également comment un Dieu autoritaire, désireux de tout plier à sa volonté, se satisferait d’une création qui, manifestement, ne l’écoute guère : si c’est l’obéissance qu’il attend de nous, Il aurait déjà dû nous expédier tous en enfer.
Non vraiment, le spectacle du monde n’est compatible qu’avec un Dieu infiniment patient qui attend l’adhésion de ses créatures à son amour.
D’ailleurs, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir des certitudes doivent bien choisir le Dieu qui correspond le mieux à ce qu’ils espèrent. N’est-il pas plus satisfaisant de penser que Dieu dépasse tout ce que nous pouvons imaginer dans l’amour, comme II dépasse en puissance créatrice tout ce que nous connaissons ? On imagine mal comment un Dieu accessible a l’amour n’aurait pas la plénitude de l’amour, ne serait pas totalement et sans limites l’Amour au-delà de toute expression.
De ce point de vue, la révélation chrétienne va sans doute au-delà de ce qu’expriment les autres religions. Paradoxalement, que Dieu se soit fait Homme pour être un modèle d’amour pour ses enfants paraît plus crédible qu’un Dieu qui serait Amour mais ne nous le manifesterait pas au-delà de toute raison.
Quoiqu’il en soit, si l’amour est une qualité de Dieu, tout porte à choisir la religion qui témoigne de cet amour avec le plus d’intensité, malgré les limites de la faiblesse humaine. Adopter l’amour universel comme critère de choix de notre religion, c’est reconnaître que l’amour de Dieu s’adresse à chacun, croyant ou incroyant, riche ou pauvre, heureux ou malheureux, exploiteur ou exploité, malade ou bien portant, jeune ou vieux, sot ou intelligent. Dieu se donne à tous en fonction des besoins de chacun, c’est-à-dire que les plus défavorisés doivent en recevoir bien davantage. Si nous consacrons notre vie à l’amour des hommes, nous devrons inéluctablement en donner la meilleure part aux plus défavorisés.
Que de chemin à parcourir par notre société industrielle, aveuglée par sa richesse : elle ne voit plus ses pauvres, ses vieillards esseulés, ses jeunes privés d’idéal, ses adultes sans emploi ; elle « traite » les cas sociaux à la chaîne, par des aumônes publiques appelées allocations, mais elle ne sait pas enseigner l’amour. Comment peut-on demander des augmentations de salaires quand il y a des chômeurs, comment défendre des « avantages acquis » quand il y a tout à faire pour les autres !
Si nous voulions bien entrer dans cette étrange logique de l’amour, ceux qui manquent de tout seraient respectés, non pas tant à cause des « Droits de l’homme », minimum vital de la condition humaine, mais parce que c’est vers eux que doit aller la plénitude de notre amour. Comment rester inactif quand il y a tant à faire ? Comment supporter le futile quand l’indispensable n’est pas satisfait ? Si nous nous sentons appelés par un Dieu d’amour, nous devrions être capable de tout bousculer, habitudes et confort, pour traduire en actes notre adhésion à cette révolution qui reste à faire.
Hélas, notre enthousiasme se consume vite, notre faiblesse nous fait croire à notre impuissance et nous acceptons l’inacceptable comme une fatalité. Il est vrai qu’aucun d’entre nous ne peut seul changer le monde, mais la première forme de l’amour est la solidarité qui, en matière spirituelle, a pour cadre naturel la religion.
C’est ici qu’intervient le choix d’une religion selon le critère de l’amour universel. Certes toute religion, même guidée par Dieu, est une construction humaine, avec ses insuffisances et ses renoncements comparables aux défaillances et aux faiblesses que nous portons en nous-mêmes. Il ne faudrait donc pas s’arrêter, pour fixer notre choix, à tel ou tel événement historique qui contredirait la tendance générale : c’est l’enseignement de la religion considéré dans son ensemble qui doit être apprécié et non l’un de ses fruits véreux ou pourri. De même l’orientation que prend une religion au fil des siècles est plus importante que l’enthousiasme plus ou moins passager qu’elle peut soulever à un moment donné.
Sous ces réserves, le critère de l’amour universel nous interdit d’adhérer à une religion qui apporterait des limites, quelles qu’elles soient, à cet amour. Est donc suspecte toute religion qui réserve ses ambitions pour ses dévots, se satisfait de ses bien-pensants, se confine à une élite, privilégie une culture. La religion, à l’image de l’amour de Dieu, doit respecter la liberté de chacun, mais elle doit aussi, sans se lasser, tenter de convaincre des risques de leur choix ceux qui rejettent cet amour en leur démontrant que leur épanouissement passe inéluctablement par l’amour donné aux autres.