La justice de Dieu
Notre besoin de justice s’explique difficilement par un quelconque conditionnement. Tout paraît injuste dans la nature : les méchants loups dévorent les agneaux et, comme on le dit aux enterrements, ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont. A quoi riment donc les discours sur l’amour si Dieu se préoccupe apparemment bien peu de mettre de l’ordre dans la jungle qu’il a créée.
Pourtant il y a bien de l’ordre dans l’univers, un ordre si précis que l’hypothèse d’un Dieu créateur paraît à beaucoup la meilleure. Il est possible de concilier l’ordre minutieux du monde des atomes ou des planètes et le désordre apparent de l’existence si l’on imagine ce monde comme le champ d’exercice d’une liberté que Dieu nous donne pour juger de nos capacités à l’organiser, c’est-à-dire à collaborer, à notre niveau, à sa Création.
Cette conception paraîtrait hautement fantaisiste si elle n’était, depuis la Bible, sous jacente dans les religions révélées : selon leur message, Dieu nous fixe une tâche et nous jugera selon sa loi.
C’est ainsi que la justice de Dieu plane sur le destin de tous les croyants de ces religions. Même dans l’hindouisme et le bouddhisme qui ne comportent pas de révélation, le poids de nos actes pèse sur notre avenir, car il conditionne nos réincarnations. Ces religions sont toutefois assez prudentes pour ne pas définir avec précision les critères ou le barème qui déterminent la qualité de la réincarnation.
Les religions révélées, christianisme et Islam surtout, ont traditionnellement une vision très « manichéenne » de la justice de Dieu : c’est l’enfer pour les réprouvés et le salut du paradis pour les élus. L’Islam s’en tient à cette position mais le christianisme a beaucoup évolué dans les dernières années et il n’affiche plus d’opinions tranchées sur ce sujet. Après des siècles de cléricalisme où les fidèles étaient menacés des tourments de l’enfer, le catholicisme a pris, comme certaines Eglises protestantes, un virage trop peu remarqué : il ne formule plus désormais de condamnation définitive au nom d’une justice qui n’appartient qu’à Dieu.
D’un point de vue abstrait, l’idée que Dieu est infiniment juste a le mérite d’expliquer pourquoi nous, ses créatures, portons en nous- mêmes une aspiration profonde à la justice : c’est, comme l’aspiration au bonheur ou à la beauté, une forme de notre aspiration à nous élever vers Dieu.
En revanche, cette idée paraît parfaitement contradictoire avec le spectacle des innombrables misères de ce bas monde. Ce scandale est une des causes très fréquentes du refus de Dieu.
Les explications données par les croyants sont très diverses : pour les uns, Dieu n’interviendrait pas à tout propos dans les lois de la nature ; pour d’autres les épreuves que nous subissons seraient destinées à tester la solidité de notre confiance en Dieu ou à nous faire reconnaître notre faiblesse ; parfois enfin ils parlent de châtiments infligés pour nos fautes…
Rien ne permet de se faire une opinion sur ces interprétations qui ne convainquent que ceux qui sont prêts à y adhérer.
Plutôt que d’entrer dans ces considérations qui ont exercé le talent des philosophes de tous bords depuis des siècles, nous proposerons une attitude qui a le mérite de la simplicité mais l’inconvénient de ne pas résoudre le problème : c’est de constater tout simplement que nous ne pouvons pas espérer tout comprendre.
Évidemment, cela n’apaise en rien notre impatience à connaître le « code » de la justice de Dieu, mais avouons que notre propre sens de la justice n’est pas à l’échelle du problème : nous sommes tout au plus capables de juger quel est le coureur le plus rapide sur une distance précise à condition que les concurrents partent au même moment sur la même ligne.
Si Dieu doit juger des milliards d’êtres humains dont les vies ont été
très différentes, il est plus sage que nous ne cherchions pas à savoir comment il procédera.
Pourtant nous sommes tous concernés au premier chef : comment participer à une épreuve sans en connaître les règles, même si la nature des prix offerts aux vainqueurs doit rester une surprise ?
Peut-être la réponse tient-elle dans l’existence de notre conscience. A chaque fois que nous effectuons un choix, que nous exerçons notre liberté, nous sommes capables, dans une certaine mesure, de sentir si c’est bon, mauvais ou indifférent. Plutôt que de spéculer, de façon un peu enfantine, sur la justice de Dieu, ne vaut-il pas mieux affiner notre conscience pour attendre aussi sereinement que possible un éventuel jugement de Dieu ?
Toutefois le christianisme éclaire d’un jour particulier ce que peut être la justice de Dieu, une justice conforme à la logique de Son amour infini : dans l’Evangile, Jésus déclare sauvés ceux dont la foi est grande, c’est- à-dire ceux qui mettent leur confiance en Dieu et croient en Lui. Ainsi, le « bon larron », crucifié en même temps que Jésus, passe en un instant parmi les élus, dès qu’il reconnaît les crimes qu’il a commis et accepte la voie que lui ouvre le Christ.
Cet épisode, et bien d’autres de l’Evangile, souligne que seule compte, pour accéder à ce que Dieu nous réserve, l’acceptation de son projet sur chacun d’entre nous. Cela explique l’attention toute particulière que portent les chrétiens aux derniers instants des mourants. Il n’y a pas là qu’une attitude humanitaire, mais également la conviction que, jusqu’à la dernière seconde de conscience, un mourant garde la capacité et la liberté de faire basculer son destin vers ce Dieu qui l’attend. Dans cette optique, l’amour dispensé par les sœurs de mère Teresa, à Calcutta et ailleurs, est peut-être une des tentatives les plus efficaces jamais inventées pour convertir définitivement des âmes à Dieu.
Toujours selon ces vues, la proposition que Dieu nous fait d’aller vers l’amour est susceptible de réponses multiples selon les individus et les situations. Chacun à sa place, dans les circonstances où il se trouve, peut exprimer son adhésion à ce que Dieu attend de lui : qu’on soit libre ou prisonnier, malade ou en bonne santé, intelligent ou borné, Dieu suggère toujours des choix auxquels il est possible de répondre dans le sens de l’amour. Sous cet angle, le christianisme devrait être davantage encore la religion de la responsabilisation et la justice de Dieu pourrait s’exercer non pas tant sur la base des actes accomplis que sur celle des responsabilités prises tout au long des choix de l’existence.
La finalité de la création
Nous nous sommes tous demandés un jour pourquoi nous sommes sur cette terre et à quoi notre existence peut bien servir. Nous pourrions tout aussi valablement nous poser la question de la raison d’être de l’humanité du monde vivant ou de l’univers. Seul le Créateur pourrait s’exprimer mais un minimum de modestie devrait nous faire reconnaître que ces problèmes dépassent complètement notre entendement.
En revanche, puisque nous sommes dans ce train en marche, nous pouvons, dans la limite de nos moyens d’observation, avoir une idée de la direction que nous prenons.
Paradoxalement, il est plus facile d’observer l’évolution de l’univers, parce qu’il ne dispose pas de la liberté, que celle de l’humanité. Mais que l’expansion de l’univers s’arrête un jour ou que les étoiles soient destinées à toutes se consumer est à une échelle de temps qui nous importe peu. Ce qui nous intéresse, c’est notre propre destin et celui de l’humanité à laquelle nous appartenons.
L’observation de l’Histoire, si l’on veut bien en élaguer les épisodes secondaires, témoigne d’une marche irrépressible de l’humanité selon un plan qui nous échappe mais semble parfaitement ordonné. S’il s’agit là d’un plan de Dieu sur Sa création, la convergence d’indices et d’éléments d’information rassemblés et confrontés doivent nous permettre de faire sortir du brouillard la silhouette de ce plan.
Une première constatation porte sur le rythme de l’évolution : il varie considérablement selon qu’il s’agit des étoiles, des civilisations ou de tel individu en particulier. Chaque partie de la Création évolue à son rythme mais elle évolue.
L’évolution la plus frappante concerne la pensée humaine, qu’elle s’applique à la science, à la philosophie ou à la religion, c’est-à-dire à notre conception du monde et à notre façon de vivre.
Sans revenir sur le progrès matériel des sociétés que personne ne peut contester, malgré de tragiques injustices concernant la répartition des richesses, on ne peut nier non plus un progrès décisif des mœurs de l’humanité. La Rome antique, dont la civilisation occidentale est si fière, se complaisait, ne l’oublions pas, dans les boucheries des jeux du cirque et l’esclavage généralisé.
Il faut se souvenir également de toutes les formes de barbarie dont nous nous sommes débarrassés, tant bien que mal, au cours des siècles : les sacrifices humains et l’anthropophagie rituelle nous semblent bien loin, encore qu’ils se pratiquent parfois de nos jours, mais la coutume hindoue de sacrifier les veuves sur le bûcher de leur mari n’a définitivement
disparu qu’au début du xxe siècle, l’abandon des scarifications rituelles du visage en Afrique Noire n’est effectif que depuis une vingtaine d’années, quant à la pratique de l’excision et de l’infibulation, elle commence tout juste à être sérieusement attaquée.
D’une façon plus officielle, l’abolition de la peine de mort s’est généralisée tandis que les gouvernements admettent tous les principes des Droits de l’homme, même s’ils les interprètent à leur façon et ne les respectent que dans la mesure qui leur convient.
On pourrait aussi verser au dossier du progrès moral de l’homme la condamnation de plus en plus générale de l’excision des femmes et une régression lente mais progressive de la pratique officielle de la polygamie ou, en dépit de leur évidente naïveté, les actions des mouvements pacifistes ou non-violents1.
Quant au progrès technique, bien souvent accusé de développer le matérialisme, il est neutre par nature et peut aussi bien favoriser une amélioration morale que le contraire. C’est lui en tout cas qui permet aujourd’hui aux hommes de communiquer et de se rencontrer, donc de mieux se comprendre et peut-être parfois de s’estimer et se respecter davantage. Depuis une génération, on a vu naître quantité d’organisations internadonales, souvent trop dispendieuses, mais dont l’effet est de traiter autour d’un tapis vert ce qui se réglait fréquemment autrefois par les armes. Plus généralement, on constate aujourd’hui le progrès des idées démocratiques un peu partout dans le monde.
La constitution de l’ensemble européen est un autre exemple assez étonnant de rapprochement de peuples rejetant la haine pour instaurer l’amitié2.
Si l’on essaie de prendre un peu de recul pour considérer l’évolution de l’humanité sur le long terme, il faut bien constater que s’instaure, lentement et inégalement, une sorte de « conscience universelle » propre à accélérer un certain progrès moral.
Quoi d’étonnant après tout à ce que la généralisation de l’instruction publique, qui ne date que de quelques décennies, commence à porter quelques fruits. Il ne faut pas négliger non plus le rôle qu’ont joué et que continuent à jouer les religions en matière d’éducation : à force de répéter préceptes et interdictions, il finit par en rester quelque chose.
D’ailleurs, qu’elles le veuillent ou non, les religions elles-mêmes évoluent. La lecture qu’elles font de leurs textes sacrés change nécessairement avec l’environnement culturel. Il est absurde de penser que les religions sont une sorte de point d’ancrage à l’abri du changement. Celles qui paraissent immuables sont celles de sociétés dont l’évolution ne s’est pas encore accélérée mais elles ne resteront vivantes que dans la mesure où elles seront conscientes de la nécessité d’évoluer.
D’ores et déjà, on constate des changements importants1 tels que la généralisation du monothéisme, c’est-à-dire de la croyance en un Dieu qu’on admet désormais être le même pour tous les hommes et toutes les religions. Le catholicisme, qui pouvait paraître quelque peu figé, a pris en douceur, avec le concile de Vatican II, des orientations qui le placent, par bien des côtés, à l’avant-garde du progrès spirituel. L’Islam quant à lui présente des signes évidents de crise dont on voudrait espérer qu’ils sont aussi les prémices d’un renouveau.
Il n’en reste pas moins que, si le progrès de l’humanité paraît, à long terme, bien réel, son rythme est si lent que nous y sommes peu sensibles. A la limite, il importe peu d’ailleurs que nous soyons conscients d’une certaine convergence de l’humanité vers son Créateur. Nous ne sommes pas non plus capables de savoir comment cette aventure se terminera. En revanche, ce qui nous concerne, c’est notre propre évolution et notre propre destin.
Il dépend de chacun d’entre nous d’aller à son rythme vers ce Dieu, début et fin de la Création, dont tout laisse à penser qu’il nous attend.
Un objectif à la portée de chacun
avancer vers Dieu
Quelle que soit la religion ou la philosophie à laquelle nous nous rattachons, nous portons en nous, plus ou moins fortement, une aspiration à un progrès.
Il n’est pas question de nier que l’homme reste toujours le même en ce sens qu’il naît avec les mêmes capacités d’agressivité, de violence ou d’égoïsme. Mais lentement, inégalement, irrégulièrement, les grandes valeurs humaines défendues par la plupart des grandes religions et philosophies sont de moins en moins contestées, même si elles ne sont pas
toujours pratiquées, loin de là.
L’éducation fait petit à petit tomber des préjugés ; les progrès des moyens de transport et d’information nous amènent à rencontrer des gens qui pensent différemment, donc à relativiser nos opinions, à nuancer nos jugements, à nous ouvrir l’esprit aux autres. Certains objecteront qu’il existe toujours autant de souffrances en ce monde. Quoique cette affirmation soit purement subjective et qu’on puisse aussi bien soutenir le contraire, constatons simplement que toutes les souffrances humaines sont associées, d’une façon ou d’une autre, à l’incapacité de progresser : la maladie, la mort, le désespoir sont ressentis comme un arrêt que nous subissons dans notre marche vers plus de bonheur, plus de pouvoir, plus d’amour, plus de vie tout simplement.
Si Dieu nous a créés, il a mis au plus profond de nous-mêmes une aspiration au progrès, au dépassement, à l’épanouissement. Parmi toutes les ambitions que nous portons en nous depuis le début des temps, la plus démesurée, et donc la plus excitante, est d’aller vers Dieu. Progresser vers Dieu est l’objectif de la vie spirituelle et chaque religion propose sa méthode.
Les choses sont évidemment plus simples si l’on croit à une révélation explicite de Dieu, mais ceux qui hésitent à adhérer à de telles croyances
ne sont pas désarmés pour autant.
Expliquons-nous : si nous nous plaçons dans l’optique de l’existence d’un Dieu qui soit l’Amour, avancer vers Dieu consiste à agir en toutes circonstances dans un esprit d’amour. Dieu est visible dans Sa création et l’amour pour Dieu est synonyme de l’amour porté à Ses créatures, nous compris. C’est même parce que nous sommes plus ou moins indirecte¬ment créés par Dieu que certains disent que nous sommes à l’image de Dieu.
On ne souligne pas assez que cette affirmation rend légitime de rechercher un Dieu qui nous convient : puisqu’il nous aime et veut notre bonheur, nous nous rapprocherons de Lui en cherchant ce bonheur dans un esprit d’adhésion à Sa volonté. Rien n’est donc plus normal que de vouloir notre propre épanouissement, la seule difficulté est de ne pas quitter le chemin de l’amour, opposé à celui de l’égoïsme.
Aimer, c’est donner : ses pensées, son temps, son argent, éventuellement sa vie. L’égoïsme nous replie sur nous-mêmes, nous attache à la possession. La vie d’un couple illustre bien ce que peuvent être ces deux attitudes radicalement antinomiques bien que le terme d’amour soit employé dans les deux cas : bien souvent l’homme ou la femme « aime » l’autre parce qu’il en a besoin et le couple n’est que la compatibilité de deux égoïsmes ; que l’un des conjoints n’ait plus les mêmes besoins, rien ne permet ni ne justifie d’éviter une rupture. On imagine en revanche la stabilité d’un couple où chacun s’efforce de satisfaire l’autre au lieu de penser à soi-même, surtout si tous deux axent leur vie sur l’amour à donner aux autres, à commencer par leurs enfants.
Cet exemple montre l’ampleur des contresens que l’on peut faire au sujet de l’amour. Il en est de même du bonheur. Le bonheur véritable, comme l’amour véritable, s’obtient en donnant, non pas en tentant d’accaparer ce qui n’est, de toute façon, que provisoire et périssable.
Avancer vers Dieu est donc le résultat d’un long effort d’éducation personnelle dont le maître-mot est la responsabilisation, tout le contraire de la culpabilisation.
Prendre chaque jour davantage la responsabilité de donner plus d’amour, multiplier en actes les « oui » à l’amour que Dieu nous demande, c’est délibérément aller vers l’avenir. La culpabilisation, elle, nous tourne vers un passé toujours trop médiocre que nous devons dépasser. D’ailleurs l’amour infini de Dieu, si nous y croyons vraiment, est au-dessus de toutes nos insuffisances et par le fait même que nous les reconnaissons et cherchons à les dépasser, Il les pardonne déjà.
Les choses paraissent ainsi bien simples mais nous savons tous à quel point, même avec de la bonne volonté, nous pataugeons dans nos habitudes et nos médiocrités. C’est pourquoi notre progrès vers Dieu et notre bonheur en Lui exigent du temps et des efforts constants. Il n’est pas besoin d’être croyant pour se lancer sur ce chemin difficile mais exaltant. En revanche, le croyant a plus de responsabilités, car il devrait être plus clairement conscient de ce que Dieu attend et du fait qu’il nous attend.
Cela fait en tout cas partie de la justice de Dieu que croyants et incroyants aient dans leur conscience la même aspiration au bien, au bon et au beau où l’homme trouve sa dignité et sa raison d’être.
Bien sûr, cette marche en avant implique une méthode et même des techniques. Chacun devrait pouvoir consacrer assez de son temps à chercher ce qui lui convient, en particulier en ce qui concerne l’aide d’une religion Celle-ci n’est qu’un outil mais on doit le choisir aussi performant que possible. Le plus difficile, en tout cas, est de travailler sans outil.
Qu’on en soit conscient ou non, s’efforcer de mettre plus d’amour véritable dans le monde, apporter de la paix, dominer les tensions exagérément passionnées, écouter et s’efforcer de comprendre les points de vue des autres, aider ceux qui souffrent ou sont dans le besoin, se mettre à leur service par l’action ou la prière, tout cela constitue une avancée vers Dieu.
Quelle que soit l’approche que l’on adopte, trois qualités fondamentales sont nécessaires et doivent être développées : la lucidité qui est aussi humilité d’esprit ; la solidarité qui est l’expression de l’amour et la volonté d’agir, ne serait-ce que par la prière.