Deux autres critères d'appréciation des religions
L’amour universel et l’épanouissement de l’homme sont, comme nous l’avons vu, des critères qui font surtout appel à notre sensibilité et à notre sens de la justice.
Il ne faudrait pas négliger pour autant les exigences de notre intelligence qui n’accepte pas de croire n’importe quoi, ni de se laisser entraîner n’importe où. ‘
De plus en plus, grâce au développement de l’éducation et à une meilleure formation scientifique, les Hommes seront amenés à juger les religions en fonction de données dont leurs aînés ne disposaient en général pas. C’est pourquoi doivent intervenir également des critères d’appréciation d’ordre intellectuel. Parmi ceux-ci, deux nous semblent importants :
– Le message proposé par la religion doit avoir une rigoureuse cohérence interne, c’est-à-dire qu’il ne doit pas comporter de contradictions.
– Dans un univers en évolution de plus en plus rapide, la religion doit proposer une ambition pour l’humanité, comme elle doit s’occuper de l’épanouissement individuel.
Ces deux critères ne sont pas sans liens entre eux : on imagine mal que Dieu veuille que nous le connaissions – c’est bien à quoi tend toute religion – et qu’il nous propose des contes pour enfants ou qu’il ne souhaite pas nous faire participer à un grand dessein à Sa mesure. Une certaine logique veut donc que plus une religion a d’ambition pour l’humanité, plus elle est crédible. En particulier, une religion qui ne prétend pas à l’universel paraît être bien loin de Dieu, point de convergence de la Création.
Mieux encore, puisque toutes les religions s’accordent pour affirmer avec plus ou moins de force – que Dieu est Amour, cet amour ne peut être qu’infini. Une religion qui conçoit l’homme comme un esclave auquel on demande une obéissance aveugle à une loi plus ou moins compréhensible, cette religion se fait une idée bien étroite de Dieu. Que Dieu soit Amour exclut aussi qu’il veuille imposer quoi que ce soit à l’homme : Il ne s’impose même pas lui-même. Son amour, qui est respect de la liberté, se contente de proposer et ce qu’il attend, c’est notre acceptation.
La constatation que le refus de Dieu, que nous pratiquons tous plus ou moins, conduit à l’insatisfaction ou au dérèglement, peut s’interpréter comme une autre forme d’appel de Dieu à nous remettre en question pour finalement adhérer à son projet.
En tout cas, la notion de châtiment, qui nous est si naturelle, semble difficilement compatible avec cet amour infini de Dieu. Châtier, c’est renoncer à convaincre ; la contrainte par la force est une forme d’impuis¬sance et d’impatience à laquelle on imagine mal que Dieu-Amour puisse avoir recours. Nul ne sait ce qu’il peut advenir de nous après la mort, mais une certaine logique de l’amour voudrait que le refus obstiné de Dieu ait, au pire, pour conséquence de ne pas Le rencontrer, c’est-à-dire de ne plus exister et de disparaître. Il y a là une étrange convergence entre athées et croyants : les premiers nient Dieu et disent qu’il n’y a rien après la mort, cette proposition est parfaitement cohérente avec la conviction des croyants qu’ils verront Dieu dans une autre vie.
De toute façon la décision et le jugement n’appartiennent qu’à Dieu et l’on peut s’étonner que des croyants cherchent à appliquer sur terre Ce qui est la loi de Dieu. C’est pourtant, semble-t-il, ce à quoi tendent
certains musulmans fondamentalistes qui, en voulant établir la loi cora¬nique comme loi civile, s’arrogent en fait le droit de juger à la place de Dieu.
Cet exemple montre à quel point des croyants sincères ont le plus grand mal à déceler l’incohérence de leur comportement à l’égard de leurs croyances, car personne n’est plus soucieux qu’un musulman de placer Dieu et Son jugement bien au-dessus de nos pauvres considérations humaines.
En somme, les critères fondés sur la raison conduisent, semble-t-il, aux propositions suivantes :
– Sans révélation de Dieu, l’homme est incapable d’accéder à Sa connaissance, même très partielle : Dieu reste une idée philosophique sans consistance.
– Si Dieu se révèle, ce ne peut être que partiellement, car l’appareil récepteur que nous constituons est trop imparfait pour le comprendre dans sa totalité, loin de là. Les religions qui disent bénéficier d’une révélation n’y songent peut-être pas assez.
– Une religion qui se croit dépositaire d’une vérité ne peut évidemment transiger à ce sujet ; elle devrait se méfier toutefois, non pas du message de Dieu, mais de la façon dont elle l’entend : l’homme a tant besoin de vérité qu’il se convainc facilement qu’il en est propriétaire.
– Le fait que plusieurs religions se disent révélées devrait conduire à des incompréhensions radicalement insolubles. La seule façon de sortir de l’impasse est d’admettre que la vérité consiste précisément en l’exigence d’une attitude d’amour, c’est-à-dire de respect entre les hommes : Dieu, qui est Amour, n’est accessible qu’à ceux qui iront jusqu’à la limite de leur capacité d’aimer.
– Si le christianisme semble être la seule religion qui accepte, en principe, ce point de vue, il faut reconnaître que de très nombreux chrétiens sont encore loin de l’adopter. La nature humaine est telle que celui qui croit détenir une vérité s’en sert bien souvent pour agresser ceux qui ne la partagent pas. On mesure là l’énorme distance que l’humanité doit encore parcourir si elle veut écouter l’appel discret de son Créateur.
Quelques exemples
Il faudrait des volumes entiers pour passer les différentes religions au crible des divers critères précédents. Ce ne serait pas dans l’esprit de ce livre qui s’efforce de ne pas exprimer de jugement, mais de contribuer seulement à une réflexion.
Toutefois, pour ne pas laisser exagérément le lecteur sur sa faim, nous dérogerons à nos principes pour donner, dans les lignes qui suivent, des exemples de ce qui nous semble relever d’un manquement à l’application de l’un des critères que nous avons énoncés.
Dans notre esprit, toute religion, comme tout être humain en quête de Dieu, est appelée à progresser. Si certaines religions paraissent, ou sont, plus avancées que d’autres, nous nous refusons de le souligner, tant la certitude d’être dans le vrai conduit au pire les religions les plus respectables, comme les esprits les plus brillants.
Sous ces réserves importantes, nous relèverons quelques points qui posent problème parmi les religions que nous avons passées en revue.
– Les religions animistes dans leur ensemble limitent leurs ambitions à des techniques qui sont supposées améliorer la vie ici-bas ; on s’efforce de neutraliser les forces du mal ou de stimuler celles du bien. Le monde animiste reste statique, aucune révélation ne vient éclairer notre destin, l’épanouissement de l’homme est entravé par des rites contraignants et souvent redoutables, la religion n’a aucune dimension universelle et les pratiques ont un caractère magique qui éloigne de l’usage de la raison.
-L’hindouisme est manifestement la religion d’une culture. La notion d’amour entre les hommes n’est pas explicite, c’est celle du devoir qui prévaut. L’épanouissement individuel ne se conçoit qu’à l’intérieur d’un système social clos. L’idée d’universalisme est étrangère à l’hindouisme : on ne peut pas se convertir à l’hindouisme, tout au plus peut-on renaître hindouiste dans une existence ultérieure1.
~ Le bouddhisme, issu de l’hindouisme, a les caractéristiques d’une philosophie universalise te. L’amour universel fait partie de ses principes mais l’épanouissement individuel ne se conçoit que comme une paix intérieure, ce qui revient à instaurer un élitisme spirituel réservé aux moines.
Mais c’est surtout l’ambition pour l’humanité qui paraît manquer le plus gravement au bouddhisme : le monde n’est qu’une illusion où nous nous égarons et il n’existe pas non plus de Dieu qui nous appelle. Le bouddhisme conduirait au pessimisme et au désespoir s’il n’avait la sagesse de considérer ces attitudes elles-mêmes comme illusoires. En fait le bouddhisme souffre d’un manque de Dieu à tel point que son courant majoritaire, le Grand Véhicule, a inventé toutes sortes de divinités et de saints pour satisfaire la piété populaire.
– Le judaïsme s’exprime par des courants très divers et presque contradictoires. Le judaïsme orthodoxe, par l’observance scrupuleuse des rites, ne favorise pas l’épanouissement individuel et se ferme à l’universalisme. Le judaïsme libéral, quant à lui, est si multiforme qu’une appréciation est difficile. On peut penser toutefois que tout judaïsme repose sur la notion de peuple élu, normalement indissociable d’une mission spirituelle en faveur des autres hommes. Le manque de prosélytisme du judaïsme dans son ensemble paraît contradictoire avec sa vocation affirmée. De ce fait, à l’échelle de la planète, le judaïsme se marginalise de plus en plus.
– L’Islam se satisfait peut-être trop facilement du respect de la forme. La « soumission » à la lettre du Coran suffit à caractériser le musulman. Les nouveautés spirituelles sont considérées avec méfiance. Bien peu est fait pour encourager un véritable dialogue avec les autres religions que l’Islam se contente de caricaturer. Pour un musulman, l’amour universel consiste principalement à convaincre les autres de sa vérité. Mais c’est surtout sur le plan de l’épanouissement individuel, plus particulièrement celui de la femme, qu’on peut se poser des questions : la femme est protégée mais elle a un statut de mineure. La loi musulmane, inchangeable comme le Coran lui-même, s’adapte difficilement à la notion de progrès de la société. L’ambition que l’Islam propose à l’humanité est une société immuable qui paraît de plus en plus rétrograde au milieu du développement général. Enfin la contrainte sociale produit beaucoup d’hypocrisie, ce qui va à l’opposé de l’épanouissement individuel.
– Le christianisme d’avant la Réforme s’efforçait, un peu contre ses principes, d’établir un style de société assez analogue à ce que propose l’Islam : omniprésence de la religion et pression sociale contre les récalcitrants. Avec beaucoup de lenteur le principe évangélique d’amour universel, et donc de respect de la liberté de chacun, a fini par s’affirmer aussi en matière sociale et politique ainsi qu’à ceux qui n’ont pas les mêmes convictions religieuses. Pour les chrétiens qui conçoivent ainsi leur religion on ne peut pas affirmer qu’ils sont majoritaires – on constate un très net recul de cette plaie des religions qu’est l’hypocrisie. En ce qui concerne l’ambition pour l’humanité, la croyance chrétienne en un Dieu fait Homme>
vainqueur de la mort, apporte une espérance pour l’au-delà que n’offre aucune autre religion.
L’emploi de critères pour apprécier l’apport des religions est aussi imparfait que la méthode des sondages pour jauger l’opinion publique : le choix des critères eux-mêmes biaise les résultats, bien que ceux que nous avons adoptés nous paraissent parmi les moins contestables. L’exercice a cependant l’intérêt de souligner le rôle que doit avoir notre intelligence dans l’adhésion que nous donnons à une religion.
L’intelligence est incontestablement le plus remarquable des dons que Dieu nous a faits, c’est un escabeau qu’il met à notre disposition pour monter vers Lui qui est l’intelligence suprême. Mais c’est aussi, comme le soulignent les religions révélées, la source possible de l’orgueil le plus démesuré, celui de se croire capable de se passer de Dieu.
Ce danger, auquel aurait succombé Satan, ne suffit pas à devoir nous faire renoncer à l’usage de notre intelligence. Il faut garder constamment à l’esprit que Dieu ne se livre pas spontanément et qu’il nous appartient de Le chercher. C’est-à-dire que les religions ne sont que des tentatives humaines d’organiser cette recherche de Dieu en fonction des révélations reçues.
Si une religion était parfaite, elle serait l’égale de Dieu : elle n’en est jamais que l’approche. On peut aller jusqu’à dire que de croire sa religion parfaite sent le soufre de Satan.
Pourtant chaque religion connaît ses fondamentalistes qui, souvent par étroitesse d’esprit plus que par perversité, transforment la religion en idole et déforment le visage de Dieu.
Malheureusement il n’existe aucun autre moyen pour apprécier la qualité d’une intelligence que de constater les résultats de ce qu’elle propose. Il suffit souvent de s’exprimer brillamment pour convaincre des foules entières d’idées absurdes ou dangereuses. Qu’on songe aux ravages du talent oratoire de Hitler !
C’est pourquoi l’exercice auquel nous venons de nous livrer n’a, d’aucune façon, la prétention de porter un jugement quelconque sur les religions et encore moins de forcer le lecteur à un choix sous une sorte de pression intellectuelle. Notre objectif est, au contraire, de faire prendre conscience que, révélées ou non, les religions sont organisées par des hommes et qu’elles sont ainsi, comme toute œuvre humaine, indéfiniment perfectibles. Même si les croyants sont persuadés que la révélation qu’ils ont reçue est définitive, ils n’auront jamais fini d’en tirer les enseignements et de la mettre à profit pour contribuer à l’évolution de la société.
Mais, pour chacun d’entre nous, la marge est étroite : d’une part nous devons contribuer par nos actes et notre réflexion à notre progrès personnel et à celui de notre environnement et d’autre part nous devons conserver précieusement la vertu d’humilité, simple constatation de notre Petitesse devant Dieu.
Les questions sans réponses
Notre aspiration à la connaissance et à l’absolu est sans limites. Nous sommes ainsi faits que nous ne nous contentons jamais de ce que nous avons acquis. Notre science progresse en se remettant constamment en cause, pourquoi en serait-il différemment de notre vie spirituelle ?
Le scientifique comme le croyant ont pour objectif d’avancer mais leur seule certitude est de savoir qu’ils n’aboutiront jamais définitivement. Mais là s’arrête l’analogie : le domaine d’investigation de la science est le monde dans lequel nous vivons, rien ne nous empêche d’en approfondir indéfiniment l’exploration ; en revanche, quand la spiritualité se mêle de ce qui n’appartient qu’à Dieu, nous sommes totalement désarmés et parfaitement impuissants à moins que Dieu veuille bien nous révéler ce qu’il estime devoir nous être utile.
En admettant l’hypothèse selon laquelle Dieu souhaite nous voir nous approcher de Lui, Sa révélation nous donne un chemin, une méthode d’approche, mais nous ne pouvons espérer en connaître l’aboutissement qui est Dieu lui-même.
Pourtant nous piaffons d’impatience comme des enfants et nous persistons à nous poser des questions qui nous dépassent et nous dépasseront jusqu’à ce que Dieu en décide autrement. Ainsi en est-il de ces thèmes privilégiés des spéculations pseudo-religieuses que sont la vie après la mort, la justice de Dieu ou la finalité de la création.
Curieusement, bien des gens s’intéressent aux religions dans l’espoir de trouver une réponse à ces problèmes inaccessibles. Elles ne peuvent cependant, et c’est déjà beaucoup, que nous communiquer assez de confiance pour avancer vers Dieu dans l’espérance. Toutes les révélations que Dieu a faites ou pourrait faire ne nous éclairent guère sur ce qui nous attend pour la simple raison que cela dépasse les limites de notre imagination et de notre compréhension.
Ainsi en est-il de la notion d’éternité, totalement incompatible avec notre expérience de mortels.