La littérature et l'histoire
L’affirmation de la culture arabo-musulmane
La culture arabo-musulmane est vraiment née au cours des premiers siècles abbassides. Elle résulte de la fusion à Bagdad du fond arabe avec les cultures grecque, persane et indienne. C’est d’ailleurs la composante persane qui domine. Mais tout le monde, les auteurs de toutes les ethnies et de toutes les confessions, s’expriment en arabe. Une seule langue, un peu comme la langue latine autrefois, s’imposa dans un espace géographique immense. Le grand savant et encyclopédiste Al Biruni apporte son témoignage : « C’est dans la langue arabe qu’ont été traduites les sciences de toutes les parties du monde ; par elles, leurs beautés ont été embellies, au point de persuader nos cœurs, tandis que les beautés de cette langue cir¬culaient dans nos artères et dans nos veines. Je juge cela selon ma propre expérience : j’ai été éduqué dans une langue (celle du Khwarizm) […] Ensuite, je me suis mis à apprendre l’arabe et le persan, et je suis par conséquent un intrus dans ces deux langues, qui s’efforce de s’y perfectionner. Mais j’avoue que je préfère être insulté en arabe qu’être exalté en persan. » (Cité dans G. Wiet : Introduction à la littérature arabe, p. 79.) La langue arabe triomphe donc comme langue de la civilisation musulmane.
Khahil Ibn Ahmed auteur du premier dictionnaire
La poésie, forme traditionnelle d’expression des Arabes, évolue tandis que du contact avec les autres cultures, naît et s’affirme une prose arabe. Pour cela, il a fallu tout le travail d’études grammaticales et philosophiques qui s’effectua dans les deux écoles de gram¬maire rivales de Kufa et de Basra. Ces travaux s’appuyèrent essentiellement sur les textes du Coran et des poésies anciennes, mais on allait aussi enquêter chez les Bédouins, les Arabes du désert, considérés comme détenteurs de la langue la plus pure. À Basra, Khalil Ibn Ahmed (mort vers 791) écrivit un traité de grammaire et fut l’auteur du premier dictionnaire ; il fut le maître de Sibawaih (mort vers 792), le plus grand grammairien, auteur du Livre, qui sera le modèle de tous les livres de grammaire postérieurs. Deux grands philologues illustrèrent aussi l’école de Basra : Asmaï (mort en 828) et Abu Zaïd Ansari (mort en 830). À Kufa, travaillèrent Kisaï (mort en 805) et Ibn Sikkit.
Un milieu favorable
La littérature trouva un climat d’éclosion propice dans les milieux urbains aristocratiques : à Basra d’abord, puis à Bagdad, au Caire ou dans les capitales des principautés autonomes où les princes et les riches eurent à cœur de jouer le rôle de mécènes. Le développement de l’« industrie » du papier permit la diffusion des ouvrages et les librairies jouèrent un rôle non négligeable dans l’élaboration et la diffusion de la culture. La littérature bénéficia pendant un certain temps d’un climat très libéral, mais il exista très tôt un conflit entre les tenants de la tradition arabe ne voulant à aucun prix céder à la contamination des cultures étrangères et les non-Arabes heureux d’enrichir le patrimoine arabe de l’héritage perse et grec. Les plus actifs, parmi ces derniers, furent les Persans, ani-mateurs d’un mouvement de la shuûbiya, hostile à la domination arabe.
La poésie
La poésie à l’époque abbasside a élargi ses thèmes et prit des formes très différentes. A. Miquel propose la classification suivante :
- « Poètes du plaisir » :
Abu Nuwas (747-815), Bachchar ibn Burd (714-785) et Ibn al Mutazz (861-908) ont en commun d’avoir mené des vies scandaleuses et provocatrices dans l’intimité des califes, d’avoir attaqué la poésie traditionnelle et d’avoir chanté le vin, l’amour, les femmes, les éphèbes, la chasse… Abu Nuwas, « peut-être le plus grand poète de l’Islam arabe », s’était formé à Basra et avait parcouru le désert pour parfaire sa connaissance de l’arabe avant de devenir l’intime des califes Harun al Rashid et son fils Al Amin. Si ses sujets sont scandaleux, son talent est immense et fut reconnu par ses contemporains, ainsi par Djahiz qui écrit : « Je n’ai jamais vu personne qui connut mieux le lexique arabe et s’exprime avec plus de pureté et de douceur, en évitant tout propos désagréable, qu’Abu Nuwas » (cité dans Wiet, op. cit., p. 90).
Bachchar ibn Burd, aveugle de naissance, est un Persan, « nationaliste et impénitent », protégé par les califes, jusqu’au jour où l’étalage de ses croyances manichéennes le conduit au supplice à quatre-vingt-dix ans. Ibn Muttaz fut « calife d’un jour » en 908.
- « Poètes de la tradition » :
Abu Tammam (800-845) célébra les victoires d’Al Muta-sim sur les Byzantins, et son disciple Al Buhturi (820-987) fut le poète de cour d’Al Mutawakkil. Ils sont l’un et l’autre auteurs d’anthologies. Leurs thèmes (description de la femme, de la chamelle, des saisons, des palais) et techniques restent traditionnels.
Al Mutanabbi
Al Mutanabbi (« celui qui se dit le prophète ») mena de 915 à 965 une existence mouvementée, sans doute à cause de son orgueil. Il fit une retraite dans le désert, puis vécut à la cour de Saif ad Dawla d’Alep, où l’on se consacrait à la recherche du vieil esprit arabe, puis il se rendit auprès des Ikhshidides d’Égypte et des émirs Buyides. Il mourut à cinquante ans, victime d’une atta-que de brigands bédouins. Malgré son enfance misé¬rable (il était le fils d’un porteur d’eau de Kufa), il fut sans cesse à la recherche de protecteurs généreux. Poète courtisan, il couvrit d’éloges Saif ad Dawla. « Mutanabbi est un des géants de la poésie arabe ; ses vers, même de circonstance, fortement martelés, sont animés d’un vibrant souffle épique », écrit G. Wiet,C.’est dans la perfection du métier de poète que réside le génie propre d’Al Mutanabbi » (M. Bergé).
Un autre poète d’Alep, parent de la famille émirale, Abu Firas al Hamdani (932-968), chante la gloire de sa famille ; puis, pendant ses quatre années de captivité à Constantinople, pleure avec mélancolie son pays natal.
- — « La poésie éthique et religieuse » est représentée par Ibn ar Rumi (836-896), Abu-l-Atahiya (mort vers 825) et Abu-l-Ala al-Maari (979-1058).
Ibn ar Rumi, d’origine byzantine et de confession shiite, exprime son amertume et sa rancœur de pauvre dans des satires parfois adressées aux Abbassides : « Cachez-vous, Abbassides, la haine vous entoure ». Abu-l-Atahiya, Arabe de Kufa, mena d’abord une vie débauchée ; puis, après un changement radical, une vie marquée par la privation et le renoncement ; très pessimiste, il se fait le chantre de la douleur.
Al Maari
Maari Al Maari, aveugle à quatre ans, fréquente lui aussi le monde avant de se retirer dans la solitude et l’ascétisme en sa ville natale, Maarat al Numan, dont il prit quand même la direction de l’administration. Cet esprit farouchement indépendant clame son désespoir devant le spectacle du monde, la souffrance et la mort. « Ses vers, d’une réelle beauté, expriment la plus lugu¬bre inquiétude et manifestent une irréligion avec un talent exceptionnel et non sans brutalité. Son impiété exhale un dégoût profond et amer du monde tel que Dieu l’a créé, et il maudit l’humanité. L’émouvant déroulement d’une vie pitoyable et l’excès de misère morale qui en font un « écorché » l’installent dans la révolte contre Dieu et il s’écrie avec une désinvolture provocante : « Si je m’étais moi-même choisi l’existence, c’est tourmenté de remords que je me serais mordu les doigts », cite G. Wiet (op. cit., p. 190), qui écrit, p. 192 : « Ainsi par sa conception angoissée de l’univers, par sa solitude hautaine, Abu-l-Ala nous plonge dans le tragique de la destinée. Par ses thèses défendues avec âpreté, nous tenons peut-être le poète arabe qui nous soit le plus accessible. »
La poésie religieuse est aussi représentée par les poètes soufis, parmi lesquels Al Hallaj (mort en 922).