La ville urbaine
La civilisation islamique est une civilisation essentiellement urbaine. « L’idéal de l’Islam est citadin » a-t-on souvent répété. Les premiers siècles de l’Islam sont en effet marqués par une intense urbanisation : « L’expansion urbaine, le prodigieux développement des villes, de l’économie et de la civilisation urbaine apparaît comme la caractéristique essentielle du monde musulman entre le VIIe et le XIe siècle », écrit M. Lombard. Il est vrai que le contraste est frappant avec les minuscules petites villes de l’Occident chrétien enserrées dans leurs remparts.
Un essor urbain remarquable
L’urbanisation a revêtu deux formes :
- La conquête arabe a souvent entraîné la création de villes nouvelles, de villes-camps comme Basra, Kufa ou Kairouan qui, lorsque de nouvelles fonctions sont venues s’ajouter à la fonction militaire, sont devenues des centres importants. Plus tard, les nouvelles villes seront des créations princières entreprises pour le prestige ou dans un souci de sécurité, pour maintenir la cour à l’écart des foules : Bagdad et Samarra.
- Beaucoup de centres anciens, en Syrie ou en Iran, ont été rajeunis, une ville nouvelle jumelle se développant à côté du noyau ancien, ainsi à Nishapur, Merw, Bukhara et Samarkande.
Une extraordinaire mobilité
Les villes évoluent beaucoup au gré des événements politiques ou des catastrophes : incendies et destructions. On peut prendre l’exemple de Bagdad et du Caire.
Bagdad
Bagdad est installée au croisement de trois voies fluviales : le haut Tigre vers Mossoul et l’Arménie, le bas Tigre vers le golfe Persique, et le canal Nahr Isa, qui conduit vers l’Euphrate et la Syrie ; et de deux routes terrestres : l’une vers le nord-est en direction de l’Iran, puis de l’Asie centrale, l’autre vers le sud-ouest, vers l’Arabie et les Villes saintes. Avant l’islam, il n’y avait qu’un château sassanide, un village et des couvents chrétiens. On a vu la création de la ville ronde par Al Mansur, ville qui fut très vite doublée au Sud par un quartier commercial et artisanal, al Karkh. Puis un quartier résidentiel, loin de l’agitation populaire, se développa sur la rive orientale du fleuve que l’on franchissait sur un pont de bateaux. La ville ronde fut détruite lors de la guerre civile de 813 ; puis, de 836 à 892, Bagdad perdit son rôle de capitale au profit de Samarra, mais elle demeura néanmoins la grande métropole économique. Lorsque les califes revinrent en 892, ils s’installèrent sur la rive orientale où se multiplièrent les palais et les jardins, alors que la rive occidentale restait le centre économique et le lieu de résidence populaire. La ville souffrit des désordres, des années 935 à 945, et connut une lente décadence, jusqu’à sa destruction par les Mongols en 1258.
Le Caire
Le site est placé à la pointe du delta du Nil, à un endroit où l’on peut traverser facilement le fleuve, sur des ponts de bateaux, grâce à l’île de Roda. Al Fustat fut fondée par le conquérant de l’Égypte, Amr ibn al As, en 641, à côté de la petite ville gréco-romaine de Babylone. En 749-750, le nouveau gouvernement abbasside fonda une ville. Al Askar, avec un palais, une mosquée et des marchés. En 872, le gouverneur Ibn Tulun s’établit au Nord, à Al Qataï (« les concessions »), où il distribua des lots de terrains à ses officiers turcs et construisit une mosquée et un palais.Enfin, en 969 naquit Le Caire (Al Kahira : « La martienne » ou « La victorieuse ») avec un palais et la mosquée Al Azhar. Ces villes se rejoignirent et l’agglomération connut son apogée sous les Fatimides.
Cette urbanisation ne signifie pas toujours croissance de la population citadine : ainsi, Bagdad fut peuplée avec les habitants de l’ancienne Ctésiphon, et Samarra n’eut qu’une existence éphémère de cinquante ans… Cependant, par rapport au reste du monde, l’espace islamique offre, alors, des villes énormes qui ne peuvent être comparées qu’avec celles du monde byzantin. Il est difficile d’avancer des chiffres, car il faut accepter avec prudence les nombreuses données numériques fournies par les géographes arabes anciens, mais on peut imaginer que Bagdad dépassait le million d’habitants, que Le Caire (aux IXe et Xe siècles) et Samarkande (au Xe siècle) atteignaient cinq cent mille habitants, et que Cordoue et Damas en comptaient trois ou quatre cent mille.
La physionomie des villes
Le problème du plan
On a souvent dénoncé l’anarchie du plan des villes islamiques. Ainsi le géographe De Planhol écrit : « Il y a un paysage urbain de l’islam fait d’un enchevêtrement de blocs mal aérés par un labyrinthe de ruelles tortueuses et d’impasses obscures, de maisons basses… Par un paradoxe assurément remarquable, cette religion à idéal urbain aboutit à la négation même de l’ordre urbain. » Or, il ne semble pas que ce soit l’islam qui ait commandé cette structure. C. Cahen pense qu’il n’y a pas à chercher de plan préconçu, mais que tout laisse supposer que les villes musulmanes continuent les villes autochtones ; ce qui est surprenant, quand on compare avec les plans réguliers des villes hellénistiques et romaines. Mais il y avait longtemps que celles-ci avaient perdu ce plan. Sauvaget a retrouvé dans plusieurs villes syriennes, comme Alep et Damas, le quadrillage antique. C’est lorsque la ville a dû s’enfermer sur elle-même, en période d’insécurité, qu’elle a pris une allure inorganique, ou encore, lorsque le pouvoir central ou régional ne fut pas capable de faire respecter les règles ni d’empêcher la prolifération des boutiques et des petits édifices religieux qui détérioraient le plan. On peut aussi remarquer que certaines villes comme Bagdad, Samarra ou Le Caire, créations princières, ont été créées avec un plan préconçu.
Les caractéristiques d’une ville musulmane
Au cœur de la ville se situe généralement la Grande Mosquée, autour de laquelle gravite le monde des lettrés, savants et étudiants. Les souks se déploient à proximité, spécialisés par métiers, comme, d’ailleurs, dans les villes de l’Occident médiéval. Le calife Omar aurait dit : « En tout, le bazar marche d’accord avec la mosquée. » Certains métiers « polluants » comme ceux des tanneurs, des teinturiers et des potiers étaient relégués à la périphérie. La kissaria, sorte de grande halle réservée à la vente d’articles de prix, fermait le soir. Certaines villes ont un hôtel des monnaies (dar as siqqa) situé dans le noyau central, d’autres, une citadelle (qasba) où résident le gouverneur et sa garde. Une ville islamique ne se conçoit pas sans ses nombreux bains (hammam) hérités des thermes antiques. Les quartiers d’habitation sont souvent très différenciés, suivant les critères ethniques ou religieux. Les communautés sunnites et shiites vivent généralement séparées, ainsi que les minorités non musulmanes. Partout, les soldats turcs sont installés à l’écart. La ville, entourée de remparts, est nettement séparée de la campagne environnante. Elle vit essentiellement du commerce lointain et se méfie des ruraux pour lesquels on aménage des marchés hebdomadaires, tenus à l’extérieur d’une porte, comme on en voit le témoignage dans les villes du Maghreb, où les portes sont souvent désignées par un jour de la semaine.
Les activités urbaines
Nous avons déjà eu l’occasion d’entrevoir la plupart des fonctions urbaines.
Les capitales califales ou émirales et les chefs-lieux de province ont une fonction administrative très développée. Les services du gouverneur, des finances et de la poste occupent un personnel important. La fonction militaire est également visible avec les terrains concédés aux officiers, les hippodromes et les terrains de manœuvre. La ville est également un centre judiciaire et religieux. Certaines villes comme La Mecque ou Médine sont devenues des centres de pèlerinage. D’autres ont un rayonnement culturel considérable : Bagdad, mais aussi Basra ; puis, plus tard, Le Caire et Bukhara. Les villes sont enfin et surtout des centres d’artisanat et de commerce. Les deux sont souvent très liés, car l’artisan vend généralement sa production.