Le Maghreb : L’économie et la société
Il faut faire une distinction fondamentale entre la côte et l’intérieur du pays. Les replis simultanés des Espagnols et des Turcs de la Méditerranée occidentale à la fin du XVIe siècle laissèrent le champ libre aux corsaires « barbaresques », qui connurent leur âge d’or au XVIIe siècle. Dès l’époque de la décadence hafside et Abdalwadide au XVe siècle, on vit apparaître de petites républiques portuaires armant pour la course, chacune pour son compte personnel. A la grande époque de la course, quatre cités corsaires dominent : Alger, Tunis, Tripoli et Salé.
La course fut organisée essentiellement par des non- Maghrébins, des Morisques venus d’Espagne après la chute de Grenade ou après les mesures d’expulsion (1609), mais aussi des Turcs, des Grecs, des Italiens, des Corses… et des marins de l’Europe du Nord-Ouest.
À Alger, en 1588, plus des deux tiers des galiotes étaient commandées par des renégats européens. À Alger et à Tunis, les raïs corsaires formaient une corporation indépendante alors qu’à Salé, les corsaires après une courte période d’autonomie durent accepter la tutelle du souverain.
La course était dirigée par une aristocratie marchande qui devait continuellement adapter sa flotte aux dernières innovations techniques. La supériorité des galiotes barbaresques du XVIIe siècle dut beaucoup aux Anglais et aux Hollandais. Dans les arsenaux des cités corsaires, on copiait les bateaux nordiques. Le principal atout des bateaux corsaires était la vitesse et la maniabilité, non la taille. L’effectif de la flotte s’élevait à environ cent voiliers à Alger, au début du XVIIe siècle. Dans un souci d’efficacité, les équipages, constitués essentiellement de renégats, se soumettaient à une discipline exemplaire. Les corsaires opéraient principalement dans la zone située entre la Crête et l’Algarve portugais, mais ils écumaient parfois l’Atlan- tique jusqu’à des latitudes très septentrionales.
La course enrichit prodigieusement les villes au XVIIe siècle. De 1620 à 1630, Alger reçut neuf cent trente-six prises et les prisonniers arrivaient parfois par milliers ; ils étaient vendus sur les marchés aux esclaves. Au XVIIe siècle, leur nombre aurait atteint trente-cinq mille pour la seule ville d’Alger. À Alger, ils construisirent le port à l’époque de Khaireddine ; à Meknès, ils participèrent aux constructions de Moulay Ismaïl… D’autres, plus chanceux, occupaient des emplois domestiques, mais de plus en plus, on ne vit en eux qu’une source de rançon. Le butin, qui était partagé, fournissait des ressources considérables, mais une bonne partie était réexpédiée vers l’Europe pour y être vendue à des prix plus intéressants qu’au Maghreb. Ce commerce était aux mains des Livournais ou des Juifs. Ce qui est étonnant, c’est que le commerce continuait quand même dans les cités corsaires, mais il était entièrement aux mains des Européens.
La population des villes corsaires était très cosmopolite. Monlaü estime que sur les cent cinquante mille habitants d’Alger au milieu du XVIIe siècle, on pouvait compter quinze mille vieux Algérois, quarante mille renégats, vingt-cinq mille Morisques, dix mille Levantins, cinq mille Turcs, de cinq à six mille Juifs, trois mille noirs, plus de trente-cinq mille esclaves chrétiens. On y parlait le turc, l’arabe, le berbère et la « lingua franca », formée d’un mélange de mots 204 empruntés à plusieurs langues.
La course déclina rapidement au XVIIIe siècle devant la supériorité des flottes européennes. Elle fut relancée à l’époque des guerres de la Révolution et de l’Empire, mais à ce moment-là, ce fut surtout Tunis qui en profita. Le retour de la paix en 1815 marqua la fin de la course. Pour le faire comprendre, les Anglais bombardèrent Alger et toutes les tentatives pour la relancer furent vaines.
La course a eu des conséquences plutôt néfastes pour le Maghreb. Cette activité très marginale ne profita qu’à une infime partie de la population et en procurant des ressources faciles, mais très irrégulières, elle a détourné beaucoup de gens d’une activité économique suivie. Elle a laissé le commerce maghrébin maritime sous la dépendance totale des Européens. Ce commerce devint d’ailleurs bien secondaire par rapport à celui des grands ports européens. Elle a coupé le Maghreb de l’Europe à un moment où les sciences et les techniques y connaissaient un essor extraordinaire. Elle a enfin détaché les grandes villes des préoccupations économiques et sociales envers l’intérieur du pays.
L’intérieur des trois pays du Maghreb souffre d’abord de dépopulation. Au début du XIXe siècle, la Tunisie n’avait qu’un million d’habitants, l’Algérie trois millions, le Maroc peut-être cinq. Cette population est sans cesse touchée par des épidémies de peste (1784, 1793, 1817), de choléra ou de variole, qui entraînent tout naturellement des disettes ! Le Maghreb manque ainsi d’hommes à un moment où l’Europe est en pleine croissance démographique.
La population est formée à l’intérieur d’Arabes et de Berbères. Le pays est divisé en tribus qui constituent la cellule administrative, sociale, économique et même religieuse. Certaines tribus (maghzen ou guich) bénéficient de privilèges importants en échange du service militaire qu’elles doivent au sultan. La force des tribus provient de la faiblesse de l’État et de la coupure qui existe entre l’État et la société. « L’État durant cette période, constate Laroui, ne s’affirme que s’il est indépendant de la société et ne se maintient qu’en reconnaissant la légitimité des pouvoirs locaux Dans un cas comme dans l’autre, il n’est que l’ombre de lui- même, il n’est pas vraiment enraciné en terre maghrébine. » Le problème essentiel de l’État est celui de la fiscalité ; il commande tout et on arrive à cet enchaînement que Laroui établit pour le XVIIIe siècle : État fort = impôts = révolte = état faible. « Il est visible, note-t-il aussi, que les États n’ont pu à aucun moment instituer un sens de la légitimité Le contrat social est à chaque instant remis en cause, l’allégeance est toujours personnelle. » Le cadre tribal est donc indispensable aux populations pour vivre et survivre.
Les genres de vie opposent les sédentaires arboriculteurs, cultivateurs et jardiniers et les éleveurs semi- nomades. Les moyens techniques n’ont pas évolué : araire, faucille, meule à main de l’époque romaine. D’autres ont disparu, comme la charrette. La culture de la canne à sucre, florissante dans le haouz sous les Saadiens, a disparu. Certaines régions comme la Tunisie du Nord-Est (régions de Tunis, Bizerte, Cap Bon, vallée de la Medjerda) ont en revanche été revivifiées par l’arrivée des réfugiés andalous qui cultivaient la vigne, les oliviers et les légumes.
On sait que le mysticisme fleurit surtout dans les périodes de crises. Le Maghreb et plus spécialement le Maroc furent souvent touchés à partir du XVe siècle par des vagues mystiques. Les populations rurales cherchèrent souvent refuge et appui moral auprès des marabouts, ces saints personnages « ayant renoncé au monde » et détenteurs de la baraka, sorte de pouvoir surnaturel. Les zaouias et les écoles coraniques se multiplièrent, prenant le relais des medersas mérinides, mais n’ayant gardé qu’une partie de l’héritage culturel. Elles dénotent un regain de la vie religieuse, mais sous une forme très émotive, en dehors de toute discussion et de toute spéculation intellectuelle. Le genre littéraire qui s’épanouit alors fut la biographie de saints. Un culte local marqué par des fêtes où transparaissent des pratiques anté-islamiques se développe autour du tombeau du saint. Le culte que l’on voue au marabout permet de raffermir la solidarité de la tribu. Nous avons vu que les marabouts jouèrent souvent un rôle politique important et tentèrent parfois de fonder des Etats temporels.
La confrérie religieuse est différente du marabout, en ce sens qu’elle n’a pas de frontière et qu’on y adhère à titre individuel. C’est une secte fondée par un sage qui 206 propose une voie (tariqa). Les adeptes subissent d’abord une initiation. La première confrérie fut celle des kadirites fondée à Bagdad au IIe siècle. Les confréries furent très influentes dans l’Empire ottoman, mais le Maghreb fut à coup sûr une de leurs terres d’élection. À la fin du XVIIIe siècle, Ahmed el Tidjani fonda une confrérie qui s’étendit sur le Maroc, l’Algérie et sur toute une partie de l’Afrique occidentale. Ibn Aïssa, dit Sid el Kamel (« le parfait »), qui vécut à Meknès au XVe siècle, fonda celle des Aïssaoua qui essaima dans tout le Maroc. Elle recruta surtout chez les artisans, alors que la tidjania eut un recrutement plutôt aristocratique. Ces sectes représentaient la religion populaire, face à la religion sèche et rigide des oulémas, mais elles contribuèrent souvent à maintenir l’ignorance, à développer le fanatisme et la xénophobie. Les marabouts et les confréries recueillirent aussi beaucoup d’éléments des religions animistes préislamiques.
En dehors des commentateurs du Coran et des biographes de saints, n’émergent que quelques chroniqueurs : Ufrani (mort en 1727) et Al Zayyani (mort en 1833) au Maroc, Al Mobarak en Algérie et Al Sfaxi, Hammuda ben Abdalaziz, Bagi al Masudi et Seghir ben Youssef pour la Tunisie.
Ainsi se présente le sombre tableau du Maghreb à l’aube du XIXe siècle. « La terre maghrébine semble s’offrir d’elle-même aux conquérants proches ou lointains », écrit A. Laroui. Le commerce caravanier se perpétue encore à travers le Sahara, consistant pour plus de la moitié en esclaves, mais que représente-t-il maintenant ? Seule échappe un peu à ce tableau, la Tunisie où l’État est plus solide et mieux intégré dans le pays, où l’agriculture est plus prospère, l’artisanat, relancé en partie par les réfugiés andalous, plus vivant (la Tunisie vend par exemple ses chéchias dans plusieurs pays du bassin méditerranéen), et le commerce, plus florissant. Dans la Tunisie husseinite, l’influence turque pénètre dans le style de vie et dans l’art (mosquée de Sidi Mahrez à Tunis et minarets à balcons).