Le rôle social des religions: le role social de la religion
Il est frappant de constater que, malgré la diversité de leurs ambitions et de ce qu’elles proposent à leurs fidèles, les religions présentent apparemment de nombreuses convergences : elles préconisent une morale, célèbrent des fêtes, organisent des pèlerinages, édictent des rites dont le sens est chargé de symboles.
Tout se passe comme si l’homme cherchait dans sa religion, quelle qu’elle soit, à satisfaire des besoins psychologiques ou spirituels profondément enracinés dans sa nature, et donc assez largement indépendants de sa culture.
Selon la façon dont on s’exprime, on peut aussi bien dire que les religions s’efforcent de répondre à ces besoins ou que les Hommes modèlent la religion à leur convenance.
Il est vrai que certains ne cherchent dans leur religion qu’un environnement humain chaleureux et paisible ou la beauté mystérieuse des cérémonies, tandis que d’autres viennent s’y rassurer de pseudo-certitudes. On comprend pourquoi les incroyants, jugeant sur les apparences, pensent que les religions sont une création des hommes. C’est en particulier l’analyse marxiste qui voit dans les religions un écran de fumée produit par l’homme pour se cacher les vrais problèmes et ne pas avoir à les résoudre ; on les aurait inventées pour que les faibles et les opprimés mettent leur espoir dans un bonheur surnaturel afin de les détourner de la révolte contre les exploiteurs. C’est le sens de la fameuse formule « Dieu est l’opium du peuple »
Ce schéma rend peut-être compte de certaines situations particulières où la religion a été récupérée par un pouvoir politique ou économique, il n’en demeure pas moins d’un simplisme affligeant qui ne fait pas honneur à la prétention scientifique de l’analyse. Comment expliquer ainsi les multiples exemples de riches et puissants personnages qui se sont dépouillés de leurs biens par conviction religieuse2 ou que des mouvements d’inspiration religieuse aient été à la racine de nombreuses révolutions contre le pouvoir en place ?
Les religions n’ont donc pas pour but d’anesthésier leurs adeptes par des histoires merveilleuses sur l’au-delà, pas plus que de constituer des sortes d’associations où se retrouvent, comme dans les clubs de football ou les partis politiques, ceux qui partagent les mêmes enthousiasmes.
Incontestablement, ce qui caractérise les religions c’est la recherche d’un contact avec Dieu. Cependant, ce contact, quelle que soit sa nature ne peut être établi collectivement : la religion n’est qu’un moyen mis à la disposition des individus pour leur recherche personnelle dans la prière et dans l’action.
Cela ne signifie pas que les religions aient un rôle social négligeable, bien au contraire. L’effort collectif mené par les croyants de chaque religion marque la société en profondeur. Nous avons vu précédemment les interférences, volontaires ou non, de la religion et de la politique. On peut soutenir à cet égard que toute religion, dans la mesure où elle a des certitudes, incite certains de ses adeptes à l’intolérance ou au fanatisme, à l’esprit de conquête ou à des guerres civiles.
Pour être juste, il faut bien considérer que les nombreux exemples historiques auxquels on peut penser sont indissociables d’autres facteurs, politiques, économiques ou culturels, qui ne permettent pas d’isoler la part de la religion. Constatons plutôt, sans porter de jugement, que les seules époques où l’humanité a progressé sont celles où existait une certaine organisation, un minimum d’ordre et d’acceptation de cet ordre par le peuple.
Sur ce plan, les religions, parce qu’elles recommandent l’observation d’une morale, sont incontestablement un élément stabilisateur des sociétés.
Certaines civilisations ont été explicitement fondées sur la religion. Le cas le plus net est celui du peuple juif qui n’aurait pas eu d’existence propre dans l’Histoire s’il n’avait pas eu de religion. De même, imagine- t-on une civilisation arabe sans l’Islam ou les monarchies occidentales du Ve au XVIIIe siècle sans le christianisme ?
Mais, bien plus que leur contribution à la morale et à l’ordre, c’est l’extraordinaire fécondité de leur production artistique qui frappe dans le rôle historique des religions. Qu’y aurait-il à voir dans de nombreuses villes d’Europe, s’il n’y avait une cathédrale, un couvent ou des églises ? Irait-on visiter Rangoon si l’on n’y trouvait Schwedagon ? Que seraient Ispahan ou Istanbul sans mosquées ? Une époque aussi riche que la nôtre qui a produit le centre Pompidou ou les Palais de la culture soviétiques pourrait se poser des questions sur la source de l’inspiration artistique.
Si le rôle déterminant des religions dans les différentes formes d’art est incontestable, il n’en est pas de même en matière scientifique. Certains esprits du XVI et du XIX siècle ont accusé les religions d’obscurantisme
et d’être un obstacle à la science. Cette prétendue opposition entre science et religion paraît aujourd’hui bien dépassée, bien qu’elle soit encore enseignée comme un dogme dans certains pays.
La science se propose d’agir sur la nature et la vraie question est de savoir si la religion contrecarre cet objectif, contribue à l’atteindre ou y est indifférente. Il semble bien que la réponse varie selon les religions et, à un moindre degré, selon les époques :
– Les religions traditionnelles, comme d’ailleurs les religions de l’Antiquité, considèrent que les phénomènes naturels sont dus à l’action de dieux, d’esprits ou de démons. Logiquement, il s’en déduit que seule la religion est capable de maîtriser ces forces, ce qui stérilise l’idée même de recherche scientifique. Parfois cependant, le culte exige l’observation précise d’un phénomène : si les astres sont des dieux, il devient important d’étudier leur comportement. C’est ainsi que les Mayas ont développé leur science de l’astronomie avec une maîtrise qui nous laisse stupéfaits si l’on songe à leur niveau de connaissances générales1.
– La forme traditionnelle de l’hindouisme confine chaque homme dans le respect des règles propres à sa caste, ce qui n’est pas de nature à orienter le plus grand nombre de cerveaux vers la science. Heureusement, l’hindouisme moderne n’attache plus une telle importance aux castes et les brillants succès des scientifiques indiens montrent que ceux-ci sont libérés d’une interprétation étroite de leur religion. Quant au bouddhisme, son principe théorique est de rechercher l’extinction de tout désir et de considérer que le monde n’est qu’illusion : cela ne porte pas spontané¬ment à l’action sur la nature ni à la recherche scientifique. En caricaturant, on peut dire que les hindouistes et les bouddhistes ne s’intéressent à la science que dans la mesure où ils s’écartent du respect strict de leur religion.
-En ce qui concerne les grandes religions révélées, judaïsme, christianisme et Islam, elles conçoivent toutes trois l’univers selon un schéma biblique : Dieu a créé le monde que l’homme a mission de mettre en valeur. Dieu s’est donc, en quelque sorte, retiré du monde pour que nous exercions notre activité ; la route est ainsi largement ouverte à la recherche scientifique et au développement des techniques. Le succès dépend d’autres considérations de nature politique ou économique mais en aucun cas il n’est juste d’accuser ces religions de freiner la science. On ne compte d’ailleurs plus les savants dont les convictions religieuses sont affirmées.
Que peut-on attendre d’une religion ?
C’est évidemment à chacun d’entre nous de se faire une opinion sur l’intérêt d’appartenir à une religion ou de la pratiquer. La première question est de savoir ce que nous voulons faire de notre vie. La place que peut y prendre la religion dépend de notre réponse.
Nous sommes en droit de nous interroger sur deux points : pouvons- nous nous passer de religion et, si nous en adoptons une, que pouvons- nous en attendre ?
Assurément, nous pouvons vivre sans religion. L’homme est ainsi fait qu’il peut se passer d’à peu près tout, sauf de manger et de boire. Le monde foisonne d’exemples de gens qui se passent volontairement de richesses, de pouvoir, de vie familiale, de vie intellectuelle, de vacances et de bien d’autres choses qu’ils considèrent secondaires selon leurs critères. Il serait bien étonnant qu’on ne puisse pas se passer de religion. Dans l’optique chrétienne, où Dieu laisse à l’homme sa liberté, ce serait même la négation de la religion que d’être forcé de la pratiquer.
Tout le monde n’a donc pas de besoins spirituels. La Rome antique considérait que le peuple avait besoin de panem et circenses, de quoi manger et se distraire. Dans nos sociétés occidentales où le problème alimentaire est pratiquement résolu, les distractions passent naturellement au premier plan. Il est curieux de constater que certains traits des religions se retrouvent dans leurs substituts tels que le sport, la musique ou la politique… Le besoin d’adoration ou d’admiration ne s’applique plus à un Dieu trop lointain mais au dieu-football, à la musique pop ou plus rarement au parti politique. Les saints sont remplacés par des vedettes, des champions, des leaders, auxquels on voue un culte fanatique.
Il ne faudrait pas en déduire que l’homme sans religion se tourne fatalement vers d’autres dieux faits à son image. Nous connaissons tous des gens apparemment sages et fort équilibrés qui n’ont aucun besoin de Dieu ni de rien pour le remplacer. Ils vivent selon leur conscience, formée par leur éducation et leur expérience, et n’éprouvent pas le moindre intérêt pour le fait religieux : la morale ? la leur vaut bien, objectivement, celle de la plupart des croyants ; les rites ? c’est un spectacle qui, parmi d’autres, témoigne de la créativité humaine ; Dieu ? ils ne l’ont pas vu et ne le cherchent pas.
Il y a incontestablement de la grandeur à vivre sans l’aide de personne à être estimé et estimable sans être guidé par qui que ce soit, sans être menacé des feux de l’enfer ni appâté par un paradis.
On peut toutefois se demander si ce type d’hommes réussis, épanouis et paisibles n’a pas bénéficié sans le savoir d’une société où la religion a déjà fait un travail en profondeur.
C’est ce dont sont convaincus les croyants qui, d’une façon ou d’une autre, s’efforcent de répondre à ce qu’ils pensent être le plan de Dieu sur le monde. Pour eux, il ne s’agit pas seulement d’un choix de nature intellectuelle, comme serait celui d’une profession. Ils ressentent aussi un véritable besoin de se rapprocher de Dieu, une attirance pour une autre forme de vie orientée par la spiritualité. Normalement en effet, la vie spirituelle apporte à l’homme une dimension supplémentaire. Elle permet d’accéder à un autre ordre de connaissances et de satisfactions, d’autant plus excitant que la voie à suivre est souvent à contre-courant des pratiques requises pour la vie intellectuelle ou matérielle : par exemple, l’orgueil qui est un stimulant important dans la vie quotidienne conduit à un échec total en matière spirituelle.
Ainsi, la simple curiosité envers ce monde inhabituel aux richesses cachées pourrait être un incitatif puissant pour s’intéresser à la vie spirituelle.
Davantage encore, l’esprit conquérant de l’homme devrait s’enthousiasmer pour ce contact, aussi imparfait soit-il, avec l’infini du Créateur.
Enfin surtout, la religion est, en puissance, un extraordinaire ferment révolutionnaire par le changement d’optique qu’il permet à l’homme à l’égard de ce qui l’entoure et, en particulier, des autres hommes : les notions de justice, de liberté ou d’amour auxquelles chacun est attaché prennent, dans certaines religions, un éclairage qui est une véritable révé¬lation, au sens photographique du terme.
D’une façon très étonnante, il faut malheureusement constater que beaucoup de religions vécues par des esprits étroits donnent une image tout à fait différente de ce qu’elles sont ou devraient être.
Le spectacle qu’offre au monde certains croyants des différentes religions est trop souvent à l’opposé de ce qui déchaîne l’enthousiasme.
La caricature est ici facile : crédulité, habitudes sécurisantes, absence de liberté d’esprit, autoritarisme d’un clergé pontifiant, vocabulaire incompréhensible sauf pour les initiés, égoïsme de caste de bien-pensants tristement confits en apparente dévotion, refus de la critique ou même de la réflexion sur l’évolution du monde… on pourrait à loisir noircir ce tableau.
Ce qui est agaçant pour les croyants les plus sincères, c’est que cette image dérisoire et pitoyable occulte souvent ce à quoi ils sont attachés et qui est, par nature, beaucoup plus discret et difficile à percer.
La plupart des religions prêchent une certaine forme d’humilité et de douceur pleine de discrétion et la joie lumineuse des croyants qui vivent ce qu’ils croient est rarement présentée à la télévision.
Alors, si cette joie ne se voit pas, est-il possible de la décrire ? Il doit bien y avoir des satisfactions à orienter toute sa vie vers Dieu comme le font tant d’hommes dans le secret d’une vie où rien d’extraordinaire n’apparaît.
Si l’on interroge ces personnes, souvent volontairement effacées, on fait une constatation rassurante : ce qu’elles cherchent et trouvent dans leur croyance n’est pas si différent de ce que nous apprécions tous. Il s’agit, somme toute, de la joie, de l’amour, de la liberté et de la connaissance. Il est encourageant que la nature humaine n’ait pas produit deux sortes d’hommes, la grande foule des gens comme vous ou moi et quelques mystiques trouvant leur jouissance dans d’inexplicables et inaccessibles phantasmes.
Cependant la joie, l’amour, la connaissance et la liberté chez les croyants ne sont pas exactement de la même qualité ni de la même nature. Pour celui qui cherche à comprendre pourquoi la religion préoccupe un si grand nombre d’hommes, la réponse est en partie là.
Il vaut donc la peine de tenter de décrire ce que les croyants recherchent et ce qu’ils éprouvent. Cette tentative ne peut évidemment être qu’imparfaite, tant est diverse et profonde la relation que l’homme parvient à établir avec son Dieu.