Les divinités féminines : Les Tàrà
Ce n’est que vers le IVe siècle de notre ère que le principe féminin commença à être vénéré dans le bouddhisme du Mahâyâna, avec l’adoption du système du Yogâchâra prôné par Asanga. Et c’est vers le VIe siècle que le concept de la déesse Târâ fut élaboré en Inde du Nord d’où il passa à Java et au Tibet. Dès cette époque Târâ fut considérée comme une Shakti d’Avalokiteshvara (ou, selon certains, comme son épouse). Le pèlerin chinois Xuanzang (VIIe siècle) rapporte qu’il vit beaucoup de statues de cette divinité dans le nord de l’Inde. Cependant elle ne fut pas acceptée par les tenants du Petit Véhicule, et l’on ne trouve ses représentations ni à Ceylan ni en Asie du Sud-Est (excepté peut-être à Java, où un temple lui aurait été dédié à Prambanan en 779).
Les légendes sont nombreuses concernant cette divinité née, selon l’une d’elles, d’un rayon bleu émanant d’un œil dAvalokiteshvara, et selon une autre, d’un lotus provenant d’une larme d’Avalokiteshvara. Au VII siècle, on croyait au Tibet que Târâ s’incarnait dans chaque femme vertueuse et pieuse : c’est ainsi que deux des épouses du roi Srong-btsan Sgam-po, la Chinoise Wencheng et une Népalaise (fille d’Amshuvarman), furent considérées comme étant des incarnations de Târâ. Pour différencier ces deux épouses, les Tibétains créèrent deux Târâ distinctes, la blanche pour l’épouse chinoise, avec pour emblème le lotus épanoui ; la verte pour l’épouse népalaise, avec pour emblème le lotus bleu (demi ouvert), chacune étant censée être née d’un œil (ouvert et mi-clos) d’Avalokiteshvara. Elles en vinrent donc à être considérées comme des symboles du jour (lotus épanoui, œil ouvert) et de la nuit (lotus à demi fermé, œil mi-clos). Mais cette paire s’agrandit bientôt, et l’on parle de vingt et une Târâ.
En Chine, cette divinité fut presque inconnue et ne fut aucunement populaire. Au Japon, on lui donna le rang de Bodhisattva (Tarani Bosatsu) et elle combine les deux aspects (blanc et vert) de la Târâ tibétaine. Elle n’est pratiquement représentée que sur des mandala ou des bannières de temple. Elle tient à la main une grenade (symbole de prospérité) et un lotus. Sa couleur est vert pâle. Dans le tantrisme, on reconnaît au moins cinq Târâ de couleurs différentes, qui seraient des Shakti des Cinq Jina. Dans cette optique, elles sont représentées comme des divinités furieuses, avec un troisième œil et des cheveux hérissés, alors que dans leurs formes non tantriques les Târâ ont un aspect bienveillant.
Târâ blanche (Sitâtârâ ; tib. Sgrol-dkar)
Considérée au Tibet comme un aspect de la Târâ verte, elle est au contraire tenue pour supérieure à cette dernière en Mongolie. Elle symbolise la Connaissance transcendantale et la parfaite pureté.
Elle est généralement représentée assise en Padmâsana, de couleur blanche, et vêtue comme un Bodhisattva. Ses cheveux coulent sur ses épaules. Elle a la main droite en Varada-mudrâ et tient un lotus épanoui dans la main gauche en Vitarka-mudrâ. Dans le tantrisme, elle est considérée comme la Shakti d’Amoghasiddhi et tient, en plus de son lotus épanoui, un double vajra. En Mongolie, elle a parfois un œil peint dans la paume de ses mains. Une autre de ses formes tantriques, appelée Jangulî-Târâ, invoquée contre les morsures de serpent, a quatre bras, tenant un luth et un serpent blanc. Elle serait également un aspect de Sarasvatî (et serait peut-être à l’origine de l’image japonaise de Benzai- ten).
Târâ verte (Shyâmatârâ ; tib. Sgrol-ljan)
Ce serait la Târâ originale, d’où proviendraient toutes les autres. Elle est représentée assise, parée comme un Bodhisattva (elle est, rappelons- le, considérée comme la Shakti d’Avalokiteshvara) et tenant un lotus bleu dans ses mains en Varada-Vitarka-mudrâ. Elle peut également avoir certains attributs d’Avalokiteshvara, tel qu’un lion supportant son trône. Elle peut aussi avoir une image d’Amoghasiddhi dans sa coiffure. On la représente soit seule, soit en compagnie d’autres Târâ, de Mârîchî et de Mahâmayûri ; dans ce cas, elle est considérée comme déesse de la Fortune et appelée Dhanadâ. Mais elle est également parfois représentée accompagnée de ses vingt et une formes disposées autour d’elle dans un arc-en-ciel. La forme verte de Jangulî-Târâ a quatre bras.
Târâ jaune (Bhrikutî ; jap. Bikuchi ; tib. Kro-gnyer Ch-ma ; mongol Kilingtü eke)
C’est une forme tantrique d’Avalokiteshvara, « Celle qui fronce les sourcils ». Elle serait née d’un froncement de sourcils d’Avalokiteshvara – dont elle représente l’aspect colérique. Selon certains, elle serait une émanation d’Amitâbha. Au Japon, elle a le rang de Bodhisattva. Au Tibet, elle représente les formes en colère de la Târâ verte et a plusieurs aspects :
- Une tête et quatre bras. Les mains droites en Varada-mudrâ et tenant un lotus et un rosaire, les mains gauches tenant un trident et un vase. Elle a un troisième œil entre ses sourcils froncés.
- Khadivarani-Târâ est représentée assise (parfois en Lîlâsana), avec les mains en Varada-Vitarka-mudrâ, tenant la tige d’un lotus bleu.
- Vajra-Târâ a quatre têtes et huit bras, elle tient dans ses mains droites un vajra, une flèche, une conque, et fait une Varada-mudrâ ; les mains gauches ont un lotus bleu, un arc, une peau d’éléphant et une corde.
- Jangulî-Târâ a trois têtes et six bras, et tient des symboles tantriques.
Au Japon, elle est parfois confondue avec Tarani Bosatsu. Lorsqu’elle est appelée « Celle qui est ridée », elle est représentée comme une vieille femme au visage empourpré de colère. Dans le Garbhadhâtu M.andala, elle est assise en Padmâsana, avec une effigie d’Amitâbha (dont elle serait une hypostase) dans son chignon : elle a une seule tête à trois yeux et quatre bras, les mains droites en Varada-mudrâ tiennent un rosaire, les mains gauches un lotus épanoui, un vase et un rouleau de sûtra. Lorsqu’elle est représentée avec trois têtes et six bras (rare), elle a deux mains en Varada-mudrâ, les autres tiennent un trident, un rosaire, un lotus, une guirlande (ou une corde) : elle est équivalente à la forme tibétaine Jangulî-Târâ. À la place du troisième œil frontal, elle a parfois une touffe de poils blancs (urnâ). Dans quelques sectes ésotériques japonaises, elle est parfois appelée Joshô Kongô. Cependant, cette forme d’Avalokiteshvara n’est en principe représentée que sur des mandala.
Târâ bleue (Ekajatâ, Ugrâ-Târâ ; tib. Ral-gchig-ma)
« Celle qui n’a qu’un chignon » ou « la Féroce Târâ » est une assistante féroce de la Târâ verte : elle tient le couperet et une calotte crânienne, et a dans son chignon une petite image d’Akshobhya. Cependant, elle peut être représentée isolément et avoir de quatre à vingt-quatre bras. Elle est en attitude dynamique, piétinant des cadavres du pied droit. Son rire laisse apparaître une langue fourchue et des dents proéminentes. Elle est vêtue comme un Drag-ched, avec un collier de crânes et une peau de tigre. Petite, épaisse, elle ressemble à un nain difforme. Ses attributs principaux sont le glaive, le couteau, le lotus bleu, la calotte crânienne, le couperet, le vajra, etc. Elle n’est guère représentée qu’en peinture.
Târâ rouge (Kurukullâ ; tib. Ku-ru-ku-le)
Elle représenterait la puissance d’amour de la Târâ originale et serait également une hypostase d’Amitâbha. On la représente dans une attitude de danse sur le pied gauche, parfois sur le démon Râhu (qui dévore le soleil), ou bien assise. Sa couronne de crânes comporte au centre une roue de la Loi et parfois une petite image d’Amitâbha. Elle tire à l’arc et fait une Abhaya-mudrâ. Elle tient parfois une corde. Elle peut aussi avoir huit bras et des attributs tantriques. Sur les mandala, elle a une apparence douce et est entourée de huit divinités féminines et de quatre divinités terribles représentant des aspects des Jina.