Une anti-religion le communisme
Au moment où la plupart des régimes communistes se sont effondrés et où, par contrecoup, la religion paraît avoir remporté une victoire, il est instructif d’analyser les rapports entre l’idéologie marxiste-léniniste et son adversaire, jadis aimablement qualifié d’opium du peuple.
L’expérience nous montre aujourd’hui que l’opposition n’est pas tant entre communisme et religion qu’entre toutes les formes d’idéologie totalitaire, éventuellement drapée dans un déguisement religieux, et une conception humaniste de la société, qu’elle soit directement d’inspiration religieuse ou non.
En réalité, c’est toujours le même homme, en quête de vérité, de justice et de spiritualité, qui peut, selon les circonstances et l’environnement, glisser vers l’une ou l’autre de ces deux positions inconciliables.
Deux idéologies totalitaires ont ensanglanté tragiquement le XX siècle, le nazisme et le communisme. Le fait qu’elles se soient combattues n’empêche pas qu’elles aient la même nature profonde. Dans les deux cas, c’est une vision théorique du monde qu’on a voulu imposer à l’humanité, soi-disant pour son bien, en écrasant sous les sarcasmes ou les bombes ceux qui s’opposaient au système. Que le communisme soit parti d’une idée généreuse, et non raciste comme le nazisme, lui a longtemps donné du prestige auprès d’intellectuels à la vue trop courte. C’est pourquoi les rapports du communisme et de la religion sont beaucoup plus intéressants à étudier que ceux du nazisme.
L’analyse que Marx a faite de la société de son temps est incontestablement séduisante, comme toute explication schématisée d’un phénomène qui en permet une meilleure compréhension. Grâce à cette analyse, les facteurs économiques, sociaux et historiques de l’évolution de la société ont été éclairés d’un jour nouveau intéressant.
Les premiers dangers sont apparus avec l’utilisation ambiguë du mot « scientifique ». Les « sciences » humaines ne peuvent avoir la même rigueur que les sciences physiques, faute de pouvoir effectuer des expé¬riences répétitives sur la matière étudiée. L’analyse marxiste peut
conduire à des propositions d’action, à la création de partis politiques, elle ne peut en aucun cas être considérée comme la vérité enfin dévoilée.
C’est là qu’une deuxième et mortelle déviation apparut : au lieu de rester une théorie « scientifique », c’est-à-dire une hypothèse qui doit être continûment et humblement confrontée à la réalité, la pensée de Marx est devenue, sous Lénine et ses émules, un dogme hors duquel il n’y avait pas de salut. C’est-à-dire que le marxisme-léninisme a adopté ce qu’il critique précisément dans les religions : l’absence de rationalité. La vérité cède le pas à l’idée qu’on s’en fait, ce qui implique le rejet de tout ce qui n’est pas conforme à la théorie générale, en particulier l’originalité unique de chaque individu : un marxiste est aussi mal à l’aise devant un individu qu’un savant devant une exception à la théorie qu’il a conçue. Comme beaucoup de scientifiques, les communistes cherchent alors obstinément à faire entrer le particulier dans le général.
Devant ces exceptions gênantes, le léninisme et le stalinisme n’ont pas proposé d’autre solution que de les éliminer : ils ont imposé leur forme de société avec une ferveur de fanatiques religieux, persuadés que les persécutions de leurs adversaires étaient justifiées par la grandeur du projet poursuivi.
La religion, dans la mesure où elle respecte l’individu comme créature irremplaçable de Dieu, est un obstacle à l’idéologie totalitaire. Elle est aussi anti-scientifique, comme si la science et la religion se plaçaient sur le même terrain et comme si la croyance en la doctrine marxiste était, elle, scientifique.
Le dogme marxiste-léniniste affirme donc que la religion est synonyme de superstition, qu’elle est appelée à disparaître grâce à une éducation athée et que ce qui en reste n’est qu’exploitation et aliénation.
Ces affirmations étaient tellement éloignées de la réalité religieuse authentique, notamment dans les pays communistes où la religion était souvent un refuge contre le système, que le changement de cap d’un Gorbatchev en matière religieuse n’a guère soulevé de vagues parmi les théoriciens soviétiques.
Il est d’ailleurs amusant de constater à quel point les formes extérieures de l’idéologie communiste ont été longtemps la caricature d’une religion. On y trouve tout… sauf Dieu, bien entendu :
– Le dogme, la vérité à laquelle il faut croire, est celle annoncée par les prophète Marx, Engels, Lénine, auxquels on ajoute selon les tendances, Staline, Mao ou le chef au pouvoir pour atteindre le nombre parfait des quatre évangélistes.
– L’interprétation du dogme était soigneusement contrôlée par les théologiens-ulémas, membres du comité directeur du parti.
– Les fidèles, membres du parti, seront heureux. La vie surnaturelle n’existe pas mais il y a les avantages de la nomenklatura.
– Les prêtres, cadres du parti, soigneusement sélectionnés, donnaient des
avis dans tous les domaines de la vie sociale, même dans ceux, comme la religion, où ils n’ont pas de compétence. Leur âge est d’une importance décisive : prêtre vient du grec presbytes qui signifie vieillard. Les dirigeants n’ont de sagesse qu’à l’ancienneté.
_ Ces prêtres avaient une vocation missionnaire. Il est curieux de constater que c’est un mot latin, propagande (de propaganda fide), qui est employé pour l’équivalent du catéchisme, l’agit-prop (« agitation- propagande »), le rituel communiste d’éducation des masses.
– A l’étranger, les missionnaires devaient étudier les mœurs des peuplades locales, s’imprégner de leurs coutumes, pour leur délivrer le message du dogme sous une forme convaincante mais rigoureusement orthodoxe. Le maintien de l’unité de l’Eglise exige d’extirper les hérésies.
– La liturgie se traduisait par un étonnant respect de la forme, même si celle-ci est figée et désuète. Il n’y a pas de grand-messes mais des cérémonies comme les élections ou la commémoration d’Octobre où tout est réglé d’avance avec des discours de louange et d’autosatisfaction pour le peuple élu. Il n’y a jamais d’inattendu ni d’éclats de voix et la longueur des discours marque l’importance hiérarchique de l’orateur. On trouve juste un zeste d’autocritique pour maintenir, par le sens du péché, celui de la pénitence, c’est-à-dire l’effort en vue de dépasser les objectifs du plan.
– L’art, de type sulpicien, était standardisé aussi bien dans sa forme que dans son inspiration. Une pensée personnelle est suspecte mais l’inquisition veille.
– Les hérétiques, ceux qui ne pensent pas comme il faut, doivent être guéris de leur mal. Si l’exorcisme – les discours moralisateurs ne réussit pas, le procès d’inquisition conduit soit en prison soit en hôpital psychiatrique. Le travail expiatoire ou les bienfaits de la science feront un homme nouveau et les irrécupérables périront.
– Staline a été, à ses débuts, séminariste de la Sainte Russie.
Si cette comparaison grinçante a les limites de toute comparaison, elle permet cependant quelques réflexions utiles sur les religions :
– Certaines similitudes superficielles des religions et du communisme ne doivent pas cacher que, malgré un objectif théorique commun, le bien de l’humanité, il y a des différences fondamentales dans la conception de l’homme, créature dans un cas, organisation inexpliquée d’atomes dans l’autre cas. Autrement dit, ce n’est pas la forme qui compte, elle n’est qu’un habillage et, paradoxalement, le communisme nous confirme qu’il ne faut pas juger les religions uniquement sur leurs rites leurs pratiques apparentes.
– Qu’il croie en Dieu ou qu’il n’y croie pas, l’homme a en lui des tendances profondes qui le poussent au totalitarisme : si quelqu’un se convainc de détenir la vérité, les autres ont fatalement tort et c’est inadmissible. Il faut vraiment qu’une religion soit toute entière basée sur l’amour entre les hommes pour espérer équilibrer un peu ces penchants de notre nature.
– Paradoxalement encore, l’esprit scientifique enseigne que la vérité est toujours au-delà de l’accessible, mais le communisme semble avoir, plus que les religions, d’extrêmes difficultés à penser scientifiquement le renouveau de sa doctrine.