Le fils de l'homme
Le fils de l’homme
Jésus se désigne lui-même comme le « fils de l’homme » : cette expression revient plus de quatre- vingts fois dans les évangiles, et, à une exception près, c’est toujours lui qui l’emploie. Il semble bien là faire référence au « fils d’homme2 », ce mystérieux personnage décrit par le prophète Daniel, car il reprend les mêmes images : « On verra le fils de l’homme3 venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et de la gloire » (Marc 13, 26).
On sait que ce personnage du « fils d’homme » était devenu pour les hommes de l’Ancien Testament une représentation classique du Roi-Messie. Mais Jésus apporte aussitôt à ce portrait du « fils d’homme » une modification de fond très choquante pour ses disciples : chez Daniel, c’était une image de victoire, de royauté, de reprise du pouvoir après une période de persécution ; Jésus reprend bien à son compte cette promesse de victoire, mais il y ajoute tout un aspect de souffrance qui n’était pas du tout envisagé dans le livre de Daniel : (toujours chez Marc) « Il enseignait ses disciples et leur disait : Le fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ; ils le tueront… » (Marc 9,31). Ce qui lui a valu, nous raconte Matthieu, une vive discussion avec Pierre.
Il faut dire que tout était surprenant pour les disciples : car Jésus faisait référence à un personnage connu (on sait qu’à l’époque le livre de Daniel était très populaire), mais d’une manière totalement inhabituelle ; d’une part, Daniel ne parlait que d’un futur lointain (et on avait même fini par penser que le Messie ne viendrait qu’à la fin des temps), Jésus, lui, parlait tantôt pour l’immédiat, tantôt pour le futur. D’autre part, alors que Daniel parlait du « peuple des Saints du Très-Haut », Jésus semblait bien parler de lui tout seul.
Sur le premier point, ce qu’on pourrait appeler le délai de la venue du fils de l’homme, Jésus parle tantôt au présent tantôt au futur. Il suffit de relire quelques-unes de ses affirmations : au présent : « Le fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et l’on dit : voilà un glouton et un ivrogne » (Matthieu 11, 19) ; « Le fils de l’homme n’a pas où poser la tête » (Luc 9, 58) ; « Judas, c’est par un baiser que tu livres le fils de l’homme ? » (Luc 22, 48). Le dialogue de Jésus avec l’aveugle-né chez saint Jean est particulièrement clair : « Crois-tu, toi, au fils de l’homme ? demande Jésus. Et l’aveugle de répondre : Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? Jésus lui dit : Eh bien, tu l’as vu, c’est celui qui te parle » (Jean 9, 35-37). A l’en croire, donc, le fils de l’homme est déjà là. Mais il y a aussi les phrases au futur : « Quand le fils de l’homme viendra dans sa gloire » (Matthieu 25, 31) ; « Le fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Luc 18, 8).
Quant au deuxième point, on l’a vu dans ces quelques citations, Jésus s’applique bien à lui-même, personnellement, ce titre qui, chez Daniel, était collectif ; ce qui a dû en surprendre plus d’un ; on comprend, du coup, pourquoi Jésus est le seul à employer cette expression ; personne d’autre ne penserait à lui attribuer ce titre : ses contemporains n’étaient certainement pas tentés d’identifier Jésus de Nazareth, le charpentier, avec « le peuple des Saints du Très-Haut » !
Peut-on risquer une explication ? On a bien noté que, tout en se référant visiblement à la prophétie de Daniel, Jésus a introduit une légère modification grammaticale : « fils d’homme » chez Daniel est devenu dans la bouche de Jésus « fils de l’homme » ; en hébreu, fils d’homme voulait dire « un homme », mais quand on dit « l’homme », on pense « l’Humanité » ; et du coup « fils de l’homme » veut dire l’Humanité ; en s’appliquant ce titre à lui-même, Jésus se révèle donc comme le porteur du destin de l’humanité tout entière. Il ne pense jamais à lui tout seul, il se considère comme le frère aîné en quelque sorte, le prototype de l’humanité nouvelle.
Dans le même sens, Paul dira de lui qu’il est le nouvel Adam ; comme Jean citera cette extraordinaire phrase de Pilate au cours de la Passion : « Voici l’Homme » (« ecce homo » en latin ; Jean 19, 5). Et Jésus-Messie
Jean en citant cette parole de Pilate semble nous dire : Pilate ne croyait pas si bien dire !
Alors on comprend bien qu’il puisse parler à la fois au présent et au futur : quand sa mission à lui se termine, il laisse à ses apôtres le soin de la continuer jusqu’à la fin des temps.
Après sa Résurrection, tout est devenu lumineux pour ses disciples : d’une part, il mérite bien ce titre de fils de l’homme sur les nuées du ciel, lui qui est à la fois homme et Dieu ; d’autre part, Jésus est le premier-né de l’humanité nouvelle, la Tête, et il fait de nous un seul Corps : à la fin de l’histoire, nous serons tellement unis que nous serons avec lui comme « un seul homme » !… Avec lui, greffés sur lui, nous serons « le peuple des Saints du Très- Haut ». Paul dira : « Il est le premier-né d’une multitude de frères » (Romains 8, 29-30).
Et si nous voulons bien nous souvenir que le fameux « fils d’homme » de Daniel reçoit la royauté universelle et pour toujours, alors nous découvrons la merveille à laquelle nous osons à peine croire : le « dessein bienveillant » de Dieu (selon l’expression de saint Paul) est de faire de nous un peuple de rois… ! C’était cela son projet, dès le début, lorsqu’il créait l’humanité. Le livre de la Genèse le disait déjà : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa ; mâle et femelle II les créa. Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la » (Genèse 1, 27-28).
Le Serviteur
Jésus lui-même avait bien conscience également d’être le Serviteur annoncé par le prophète Isaïe4 ; Marc nous rapporte cette phrase du Maître : « Le fils de l’homme est venu non pour être servi mais pour servir et donner sa vie en libération pour la multitude » (Marc 10, 45).
Et il liait le geste à la parole : le lavement des pieds (Jean 13), le soir du Jeudi saint, était bien au plus haut point un geste de service. Les trois évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) notent aussi que c’est au moment précis où Pierre l’a reconnu comme le Messie que Jésus a annoncé qu’il devait « être livré, souffrir, mourir et ressusciter ». Ce qui est bien le portrait du Messie-Serviteur souffrant, à la fois humilié et exalté. Une autre fois, Jésus avait repris en parlant de lui une phrase du quatrième Chant du Serviteur : « Je vous le déclare : il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté avec les criminels. Et, de fait, ce qui me concerne va être accompli » (Luc 22, 37). La crucifixion de Jésus entre deux malfaiteurs est particulièrement saisissante à cet égard ; les quatre évangélistes ont noté ce fait.