Les Croisades et le réveil musulman au Proche-Orient
Nous n’avons pas ici à étudier le mouvement des Croisades de l’intérieur, mais elles nous intéressent par les répercussions qu’elles eurent sur la politique et la vie au Proche-Orient.
L’installation des croisés en Syrie
Les Croisades sont des expéditions de guerre sainte ayant pour objectif de reprendre Jérusalem et le tombeau du Christ. Cette mobilisation des chrétiens à l’appel de la papauté (Urbain II à Clermont-Ferrand, le 27 novembre 1095) représente l’aboutissement d’un long cheminement des esprits chrétiens face à l’Islam depuis la conquête arabe. Les Croisades ont été préparées par la « reconquista » en Espagne et aussi par la conquête de la Sicile par les Normands (1060-1085), lesquels jouèrent un rôle de tout premier plan dans cette aventuré. Ces Croisades sont une réaction à l’idée d’une nouvelle offensive de l’Islam que semblaient indiquer l’arrivée des Turcs Seldjoukides et leur installation en Asie Mineure, aux portes de l’Europe, ainsi que l’unification de l’Espagne musulmane par les Almoravides. Les motifs religieux apparaissent donc, dans l’origine de la Croisade, mais ce fut aussi l’occasion pour l’Église de ramener l’ordre dans un monde féodal troublé par d’incessantes querelles, en détournant l’ardeur des chevaliers et leur soif d’héroïsme vers la Terre sainte. Il faut ajouter que les Italiens, les Génois et les Vénitiens y virent une chance de développer leurs relations commerciales avec l’Orient et de s’y installer.
Les États latins du Levant
Les croisés arrivèrent à un moment où l’Orient était morcelé et affaibli. L’Empire seldjoukide avait été partagé à la mort de Malik Shah (1092) ; l’Egypte était troublée par le schisme nizarite ; enfin une haine tenace animait les Turcs défenseurs du califat sunnite de Bagdad et les Fatimides du Caire. Les Egyptiens, par exemple, n’hésitèrent pas à profiter des difficultés des Turcs devant les Francs à Antioche pour s’emparer de Jérusalem (1098). Après avoir bousculé les Turcs d’Asie Mineure à Dorylée (1097), les croisés firent la conquête d’une bande de territoires le long de la côte du Levant et y fondèrent quatre principautés : le comté d’Edesse (1098), la principauté d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem (1099). La prise de Jérusalem fut suivie d’un affreux massacre de musulmans et de juifs. « La ville présentait en spectacle un tel carnage d’ennemis, une telle effusion de sang, que les vainqueurs eux-mêmes ne pouvaient qu’être frappés d’horreur et de dégoût », écrit Guillaume de Tyr.
Pendant près d’un demi-siècle, la Syrie franque profita des divisions entre musulmans et des rivalités entre émirats turcs pour se développer et s’organiser. Il n’y eut aucune réaction d’ensemble des musulmans face aux croisés, beaucoup n’y voyant qu’une nouvelle expédition byzantine contre telle principauté. L’Egypte fatimide se félicita de trouver dans la formation des Etats latins un rempart contre la menace seldjoukide. Les Francs n’eurent en face d’eux en Syrie que de petits émirats instables dirigés par des chefs qui craignaient surtout d’affaiblir leur pouvoir dans une opération risquée. Ces émirs ou atabegs pensaient surtout à assurer leur indépendance vis-à-vis du sultanat d’Irak. Les Ismaïliens d’Alamut ou « Assassins » s’installèrent en plusieurs points de la Syrie, mais leur objectif était surtout de lutter contre les musulmans sunnites. Certains hommes de religion de Damas ou d’Alep s’inquiétèrent de cette intrusion des Infidèles, mais il n’y eut que quelques appels isolés à la guerre sainte. Ce sont les atrocités commises par les croisés et le fanatisme dont ils firent souvent preuve qui durciront l’attitude des musulmans.
Le réveil musulman : Zengi et Nur al Din
Tout changea pour les croisés lorsqu’en 1128, les émirats d’Alep et de Mossoul furent réunis par l’énergique atabeg Zengi, bien décidé à faire l’unité de la Syrie, tant sur le plan politique que religieux, à un moment où au contraire la Syrie franque sombrait dans le désordre féodal. Zengi fortifia son pouvoir en Irak et en Syrie du Nord, puis essaya vainement de s’emparer de Damas où les autorités appelèrent les Francs au secours (1140). En 1144, il s’empara d’Edesse, la capitale d’une des principautés franques. Cette victoire fit de Zengi, « défenseur de la foi », un héros et secoua la torpeur musulmane, alors qu’en Occident elle souleva une intense émotion et provoqua la prédication de la deuxième Croisade par saint Bernard (1146).
Nur al Din
Zengi laissa deux fils, Nur al Din qui régna à Alep, et Saif al Din à qui échut Mossoul. Nur al Din allait poursuivre l’œuvre de son père. Il fut puissamment aidé par l’aveuglement des chefs de la deuxième Croisade, l’empereur germanique Conrad III et le roi de France Louis VII, qui, au lieu de s’attaquer à Alep, se portèrent sur Damas, siège d’un émirat secondaire, et en outre souvent allié des Francs (1148). Pendant ce temps, Nur al Din battit le prince d’Antioche, Raymond de Poitiers, et lui arracha la moitié de son territoire. Damas, affaiblie par le siège des croisés, fut une proie facile en 1154. Nur al Din avait refait l’unité de la Syrie, ce qui empêchait dorénavant toute expansion des croisés vers l’est.
Nur al Din et le roi de Jérusalem Amaury Ier (1162-1174) s’affrontèrent en Egypte, où le régime fatimide était en pleine décadence. Un vizir destitué, Shawar, demanda l’aide de Nur al Din. Une expédition conduite par un officier kurde, Shirkuh, rétablit Shawar, lequel, sans scrupule, appela alors les Francs pour se débarrasser de la tutelle syrienne. Une compétition acharnée s’engagea entre Nur et Amaury.
Au terme d’une troisième expédition (1168), Shirkuh, bien décidé à ne plus repartir, fut nommé vizir, mais il mourut peu après (1169) en laissant le pouvoir à son neveu Salah ad Din, le Saladin des Occidentaux. Plein d’ambition, celui-ci élimina d’abord les soldats noirs et arméniens et en 1171 mit fin au califat fatimide. La Syrie et l’Égypte étaient réunies, ce qui constituait un succès pour Nur al Din. En fait, un nouveau pouvoir indépendant était né en Egypte et seule la mort de Nur (1174) empêcha le conflit entre lui et son lieutenant d’éclater au grand jour.
L’œuvre de Nur al Din
Nur al Din mena aussi une œuvre de restauration religieuse et politique remarquable. Champion du sunnisme, il interdit le shiisme à Alep, qui en était un bastion, et mata une révolte en 1157. Pour assurer le succès du sunnisme, il mit l’accent sur l’enseignement. Il multiplia les medersas à Alep et à Damas avec pour mission de former des fonctionnaires et des prédicateurs ; il fonda aussi une dar al Hadith pour relancer l’étude de la tradition et lança une nouveauté : la hanaqah, sorte de couvent pour les soufis, à la fois centre religieux et hôtellerie. Il fit également construire de nombreux hôpitaux. Il fonda enfin à Alep et à Damas une « maison de la justice » (Dar al Adl), sorte de haut tribunal des abus qui se tenait sous sa présidence. Nur al Din mena une vie ascétique modèle. Ibn al Qaysaroui dit de lui qu’il « mena un double djihad contre l’ennemi et contre sa propre âme ». Nous retrouvons ici la distinction entre le djihad (guerre sainte) majeur, qui est une lutte à mener contre soi-même, et le djihad mineur, dirigé contre l’infidèle. Nur al Din a donc réalisé une œuvre importante dans la réorganisation de la Syrie et dans la lutte contre les Francs. Son œuvre fut poursuivie de manières beaucoup plus spectaculaires par Saladin.
Saladin : l’unité syro-égyptienne et la reconquête de Jérusalem
Saladin est la grande figure de l’époque des Croisades.
Il montra des qualités exceptionnelles de chef militaire et d’homme d’État et sut, par sa grandeur d’âme et sa magnanimité, conquérir l’estime de ses adversaires.
Après la mort de Nur al Din, Saladin régna en souverain indépendant sur l’Egypte, mais il reconnut, au moins théoriquement, l’autorité du jeune fils de Nur, Al Salih Ismaïl. Dans la première période de son règne, la préoccupation essentielle de Saladin fut de reconstituer l’unité Syrie-Égypte. Dès 1174, il s’emparà de Damas et Homs, ne laissant qu’Alep au jeune Ismaïl, mais lorsque celui-ci mourut en 1181, Saladin accourut d’Egypte pour prendre possession d’Alep et de la haute Mésopotamie. La dynastie zengide s’éteignait pour être remplacée par celle des Ayyoubides, du nom du père de Saladin. À partir de ce moment-là, Saladin fit passer au premier plan de son action la lutte contre les Francs. Il reconstitua la flotte égyp¬tienne et favorisa le commerce des Italiens en Égypte, de façon à affaiblir les ports de la Syrie franque. Il aurait pu attaquer tout de suite le royaume franc touché par une terrible sécheresse, mais au contraire, dans un geste très chevaleresque, il fit parvenir des secours aux populations menacées de disette.
Exaspéré par les provocations du seigneur de Montréal, Renaud de Châtillon (raid contre les villes saintes de La Mecque et Médine en 1183, capture d’une caravane et refus de rendre les prisonniers en 1187), Saladin proclama la guerre sainte en 1187. La grande rencontre des armées franque et musulmane eut lieu à Hattin, près du lac de Tibériade, le 4 juillet 1187. Ce fut un désastre pour les Francs, qui perdirent leur roi, Guy de Lusignan, et la majeure partie de la noblesse. Le royaume de Jérusalem était perdu. La ville fut prise et ce fut encore pour Saladin l’occasion de montrer sa générosité en laissant se retirer la population chrétienne contre une modique rançon et en interdisant tout pillage. Il ne restait plus du royaume de Jérusalem que Tyr ; du comté de Tripoli que Tripoli, Tortose et le krach des Chevaliers ; de la principauté d’Antioche que sa capitale.
La chute de Jérusalem provoque la 3e Croisade
La chute de Jérusalem alarma l’Occident qui envoya des forces considérables sous la direction de l’empereur Frédéric Barberousse, du roi de France Philippe
Auguste et du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion. Le premier se noya en Asie Mineure et son armée se dispersa ; le deuxième rentra en France après la prise d’Acre ; seul Richard continua la lutte, remportant deux victoires sur Saladin, puis il signa une trêve (1192) et repartit vers l’Angleterre. Saladin mourut en 1193, laissant une œuvre inachevée, puisque les croisés tenaient encore un cordon littoral de villes. Les Croisades continuèrent, mais le mobile religieux avait désormais disparu au profit du seul intérêt commercial. La quatrième Croisade fut détournée sur Constantinople et les autres sur l’Égypte ou la Tunisie (Saint Louis).
Les successeurs de Saladin les Ayyoubides
L’œuvre de Saladin ne lui survécut pas, car l’unité: syroé-gyptienne ne reposait que sur sa personne. Il avait partagé ses gouvernements entre ses fils et ses frères, qui ne cessèrent de se disputer. Les princes ayyoubides pensèrent plus à se maintenir et à attirer le commerce vers leur État qu’à lutter contre les Francs de la côte syrienne. En 1229, un traité fut signé avec l’empereur islamophile Frédéric II de Hohenstaufen par lequel le sultan Al Kamil (1228-1248) lui cédait Jérusalem, Bethléem et Nazareth. On tenait là un « condominium confessionnel » sur la ville de Jérusalem et une conclusion heureuse aux Croisades, dans un esprit de tolérance. Ce traité fut sans lendemain, car il suscita des foudres des deux côtés. Les derniers Ayyoubides recrutèrent des esclaves turcs (mamelouks) pour fortifier leur armée. Ce sont eux qui luttèrent contre Saint Louis à Damiette en 1249 et, qui l’année suivante, mirent fin à la dynastie ayyoubide.
Conséquences des Croisades
Les Croisades ont complètement échoué sur les plans militaire et religieux. Elles ont affaibli la noblesse occidentale et favorisé l’essor des grandes monarchies. Avec la prise scandaleuse de Constantinople en 1204 et la formation de l’Empire latin de Romanie, le fossé entre Byzantins et Occidentaux s’est encore considérablement creusé. La cassure de l’unité byzantine, irrémédiable, malgré la restauration de 1261, favorisa la poussée turque qui devait aboutir à l’État ottoman.
Le principal effet des Croisades est d’avoir enrichi les villes italiennes, Gênes, Venise et Pise, car après avoir participé au transport des troupes, elles obtinrent des 168 concessions dans les ports du Levant : Tyr, Sidon, Beyrouth, Tripoli, Tortose… Les Occidentaux pénétrai maintenant dans le commerce oriental et ils rester après les Croisades dans ces ports, désormais appel « Échelles du Levant ».
Dans le domaine culturel, les influences se firent sens unique, de l’Orient sur l’Occident. Foucher Chartres écrit vers 1125 : « L’Italien ou le Franç d’hier est devenu, transplanté, un Galiléen ou Palestinien […] Déjà nous avons oublié nos lieux d’origine. Pourquoi reviendrions-nous en Occident, puise l’Orient comble nos vœux ? »
Les Occidentaux rapportèrent de nouvelles techniques : moulin à vent, papier ; et adoptèrent de nom les plantes : coton, abricotier, artichaut. Quant mouvement de transfert des connaissances philosophiques ou scientifiques, il ne se fit pas dans les Ét francs de Syrie, mais en Espagne ou en Sicile.
Les Croisades n’ont pas permis une meilleure compréhension entre musulmans et chrétiens. Elles c provoqué au contraire un durcissement de l’islam si nite et ont aidé à la restauration de l’orthodoxie. El ont suscité un réveil musulman, ranimé l’esprit du had et développé l’intolérance.