Les grands problèmes du monde musulman contemporains
Les problèmes sociaux
Le monde musulman est en pleine mutation sociale avec l’exode rural, la naissance d’une classe d’ouvriers d’usines, l’émergence d’une classe de militaires de carrière issus des couches pauvres et l’importance prise par la classe des fonctionnaires. Dans les villes, il existe aussi, contrastant avec le secteur moderne de l’industrie, des banques et du commerce, un vaste secteur formé d’artisans déclassés, de petits boutiquiers, de travailleurs temporaires, de « chômeurs déguisés ». Ces couches qui se sentent en marge du monde moderne dont elles ne reçoivent aucun fruit se sentent souvent frustrées et, très sensibles à la propagande des fondamentalistes, sont tentées d’utiliser le langage religieux pour exprimer leur ressentiment politique.
Les droits de la femme
Un des problèmes les plus épineux du monde musulman reste celui de la femme. Il avait déjà été soulevé par l’Égyptien Qassem Amin (1865-1908) qui consacra sa vie et son œuvre à la défense des droits de la femme. La lutte fut reprise par le Tunisien Tahar al Haddad (1899-1935), un dirigeant syndicaliste qui plaça les droits de la femme dans une optique de démocratie politique et sociale. Les controverses continuent. Des apologètes estiment que la loi coranique protège la femme. L’une d’elles, Eva de Vitray Meyero- vitch, ancien professeur à El Azhar du Caire, parle de la sollicitude du Prophète envers les femmes qui transparaît dans le sermon de l’Adieu : « O peuples, en vérité, vos femmes ont des droits sur vous. Assurez- leur le meilleur traitement […] Craignez donc Dieu en ce qui concerne les épouses et je vous ordonne de les bien traiter. » Elle insiste sur la prescription par le Coran d’un consentement libre et réciproque pour le mariage, l’aversion du Prophète pour la répudiation, le droit absolu que conservent les femmes sur leurs biens. « Les Egyptiennes qui, rappelons-le, ont obtenu le droit de vote avant les Françaises, dans leurs manifestations de suffragettes, ne demandaient qu’une seule chose : le retour au Coran », conclut-elle (Fran- ce-Pays arabes, numéro 85, pp. 35-36). D’autres penseurs soulignent au contraire que le Coran maintient l’infériorité de la femme et que la religion la met à l’écart du culte et néglige sa formation religieuse. Supprimer le port du voile, qui fut imposé par la tradition comme une sorte de prolongement de la claustration, fut la première bataille menée par des réformateurs ou des chefs d’État (Mohammed V, au Maroc).
L’émancipation féminine
On lutte ensuite contre la polygamie qui est devenue de plus en plus rare, voire interdite (Tunisie). « Il n’y a pas moyen d’éduquer une nation dans laquelle la polygamie est répandue », disait Mohammed Abdouh. Mais on a vu en revanche se multiplier les divorces faciles par un simple geste de répudiation du mari, ce qui équivaut à une sorte de polygamie. C’est pourquoi aujourd’hui, on demande une législation réglementant le divorce pour que le mari ne décide plus seul de l’avenir du foyer.
Il y a nécessité absolue d’émanciper la femme si l’on veut parvenir à une société moderne, comme l’exprime très bien Mohammed Arkoun. « Il importe par-dessus tout, de montrer comment les rôles assignés aux femmes à tous les niveaux de la stratification sociale, maintiennent les structures de parenté, des systèmes de relations, des formes de sensibilité, des cadres de perception et, finalement un type d’existence historique qui renvoient au stade archaïque et traditionnel, retardent ou faussent l’accès à la modernité. On peut même dire que celle-ci ne deviendra pas en Islam un phénomène endogène tant que les femmes seront confinées dans une culture marginalisée au troisième degré (elle vient après la culture savante écrite et la culture orale véhiculée dans la société masculine) et, cependant, vivace puisqu’elle détermine les formes de la sensibilité de tous les enfants (les garçons jusqu’à dix ans, les filles pour toujours […]) », Islam, hier, demain. Il faut dire que les conditions féminines sont très variables d’un pays à l’autre et à l’intérieur d’un pays d’une couche sociale à l’autre. Trop souvent encore, les femmes ne sont considérées 252 que comme « des productrices et des reproductrices ».
Même dans les pays où les femmes sont les plus libres, beaucoup refoulent leur colère et leur révolte, ne trouvant pas à les exprimer dans des associations ou des mouvements féministes. Certains penseurs ont vu et voient encore dans le problème de la femme le test de la capacité révolutionnaire du monde arabe. Ainsi H.
Boularès écrivait en mars 1979 : « Les jeunes qui aujourd’hui font retour à l’islam devraient y réfléchir : le problème des femmes est sans doute le seul, le vrai point de blocage de l’islam révolutionnaire. »
Une littérature et un cinéma engagés
Après que le terrain eut été déblayé par les pionniers de la nahda, une véritable frénésie d’écrire s’est emparée des intellectuels arabes. Les journaux et les revues se sont multipliés offrant des tribunes de discussion. La littérature du XXe siècle est aussi une arme contre toutes les oppressions, un instrument de libération. Les genres anciens ont été renouvelés et d’autres sont apparus comme le roman ou le théâtre.
La poésie
Certains poètes restent fidèles aux thèmes de la poésie éternelle tandis que d’autres expriment l’angoisse La poésie devant le monde moderne. De la myriade de noms émergent ceux des Égyptiens : Shawqi (1868-1932), proclamé prince des poètes en 1931, et Hafiz Ibrahim (1872-1932) ; les poètes bilingues de l’école nord-américaine : Djabran Khali Djabran (1883-1931),
Amin Raihani (1876-1940) et Georges Saïdah, né en 1893 ; les Libanais : Bechara el Khoury (né en 1890), Mayy Ziyade (1895-1941), Khalil Moutrane (1870-1949),
Saïd Aql (né en 1937), chef de file de l’école symboliste, et Ali Saïd, dit Adonis (né en 1930) ; le Syrien Nizar Kabbani (né en 1923) ; les Irakiens : Marouf ar Rusafi (1875-1945), Abd al Wahhab Bayati (né en 1926) et Badr al Savvab (1926-1964) ; la poétesse Nazih al Malaïka (née en 1928) ; le Tunisien Shabbi (1909-1933), un très grand poète disparu à vingt-trois ans ; les Palestiniens : Fadwa Touqane (née en 1914), Samih al Qasim (née en 1939) et Mahmaoud Darwiche (né en 1941). Beaucoup de poètes maghrébins ont choisi de s’exprimer en français, ainsi les Marocains : Abdellatif Laabi, Kheireddine et Tahar ben Jelloun ; le Tunisien Mahmoud Messadi ; les Algériens : Jean Amrouche et Kateb Yacine. Le roman Le roman a eu du mal à s’imposer car il était mal considéré. Il a peu à peu acquis ses lettres de noblesse et a permis mieux que tout autre genre de cerner la réalité quotidienne. Georges Zaidan (mort en 1914) illustre le roman historique à la manière d’Alexandre Dumas.
Le premier roman égyptien, Zaynab (1914), écrit par Mohammed Hussein Heykal (mort en 1956), fut signé « Un Égyptien de Paris ». L’Égyptien aveugle Taha Hussein (1889-1973), auteur d’une thèse sur Ibn Khaldoun et d’une étude sur la poésie antéislamique dont il conteste l’authenticité, ce qui lui valut les foudres des milieux conservateurs, a écrit une œuvre gigantesque de laquelle ressort son roman autobiographique Le livre de jours. Nourri des écrivains grecs étudiés en Sorbonne, il veut ramener l’Égypte à sa vocation méditerranéenne. Ministre de ¡’Éducation nationale, il institua l’enseignement gratuit et obligatoire. Tawfiq al Nakim (né en 1898) est célèbre par son Journal d’un substitut de campagne. Citons encore l’Égyptien Abd ar Rahman Charqawi, auteur de La terre (1954), Yusuf as Sibaï, auteur de Le porteur d’eau est mort, l’irakien Abd al Malik al Nuri (né en 1921), auteur de Le chant de la Terre, le romancier égyptien Naguib Mahfouz (Le voleur de chiens, Les enfants de votre ruelle) qui obtient le prix Nobel de littérature en 1988, la Libanaise Layla Baalbaki qui lance dans Je vis (1958) un cri de révolte contre la condition des femmes musulmanes.
Le conte nouvelle
Le conte a été illustré par les Égyptiens Mahmoud Teymour (né en 1894) et Yusuf Idris (né en 1921), et par le Tunisien Ali al Douaji (1909-1949) ; la nouvelle, par le Syrien Abd al Salam el Ojeili (né en 1918), l’Al¬gérien Ben Haddouqa et le Tunisien Bechir Khraïef. Plusieurs romanciers maghrébins ont écrit leur œuvre en français : les Algériens Mouloud Feraoun (Le fils du pauvre), Mouloud Mammeri (La terre oubliée), Mohammed Dib (L’incendie), les Marocains Safrioui et Driss Chraïbi (Les boucs).
Des sociologues comme le Tunisien Abdelwahab Boud- hiba (La sexualité en Islam) et le Marocain Abdelkebir Khattibi ont déjà réalisé un travail important.
Le théâtre
On a d’abord commencé par adapter des pièces étrangères. Le théâtre est donc un genre neuf vers lequel se 254 sont tournés beaucoup d’intellectuels arabes : les
Égyptiens Tawfiq al Hakim et Bish Farès (mort en 1953), et le Tunisien Messadi, auteur du Barrage (1940). Certains ont préféré s’exprimer en français comme le Libanais Georges Schehadé (né en 1910) ou l’Algérien Kateb Yacine.
Le cinéma est né en Egypte en 1917 et c’est ce pays qui a continué par la suite à alimenter en films les pays arabes. L’avènement du parlant et la Seconde Guerre mondiale favoriseront la production égyptienne. De cent six films produits par vingt-quatre firmes entre 1939 et 1945, on passa à trois cent soixante-quatre films produits par cent vingt firmes de 1945 à 1951-1952. Les genres qui triomphaient étaient les mélodrames, les farces et les films musicaux mettant en scène des chanteurs comme Abdelwahab et Farid el Attrache. À partir de 1952, des thèmes anticoloniaux et réalistes apparaissent. C’est alors que dominent les noms de Abu Sayf Salah (né en 1915) : Les aventures d’Antar et Abla (1948), Mort parmi les vivants (1960) ; de Chahine Yussif qui a réalisé l’œuvre la plus riche et la plus personnelle avec notamment Gare centrale (1958), Gamila 1‘.’Algérienne (1958), Saladin (1963), La terre (1969), Le moineau (1973), Alexandrie, pourquoi ?(1978) ; de Salah Tawfiq (né en 1926) : Ruelle du fou (1955), Journal d’un substitut de campagne (1968), Les dupes (1973) ; de Kamal Husayn (né en 1939) : Le facteur (1968) ; de F. Ashraf : nuits et barreaux (1972). Au Maghreb, en 1958, sur un scénario de Georges Schehadé, Goha a été tourné en Tunisie par Jacques Baratier ; puis un jeune cinéma est né au lendemain de l’indépendance, préoccupé par la guerre d’Algérie, les thèmes sociaux ou par les problèmes des travailleurs immigrés. C’est ainsi que le Marocain Ben Barka Souhayl (né en 1942) a donné les Mille et une mains (1972) sur la misère des teinturiers de Marrakech ; l’Algérien Lakhdar Hamina Mohammed (né en 1934), Le vent des Aurès (1965-1966) et La chronique des années de braise (1975) ; Rachedi Ahmed (né en 1938), L’opium et le bâton (1969). La condition des émigrés a inspiré l’Algérien Ghalem Ali (né en 1943) dans Mektoub (1970) et L’autre France (1975), les Mauritaniens Hondo Abid Les bicots nègres, nos voisins (1972-1973) et Sokhona Sidney Nationalité : immigré (1975), et le Tunisien Naceur al Ktari Les Ambassadeurs (1976). Le drame de la Palestine a inspiré de nombreux films et courts métrages.