La pratique de l'Islam
L’islam doit incontestablement une part de son succès à sa simplicité : pour y entrer, il suffit de prononcer la profession de foi, la shahada, et, pour être un bon musulman, d’observer les prescriptions du Coran dont la prière, le jeûne, l’aumône et le pèlerinage sont les autres piliers. Il n’y a pas de clergé, sauf dans le chiisme, et un tapis de prière peut tenir lieu de mosquée.
Dans sa pratique religieuse quotidienne, le musulman se préoccupe peu des différences doctrinales entre les divers courants, sunnite, chiite ou kharidjite, au point d’en ignorer souvent l’existence. Ainsi rencontre-t-on couramment, par exemple, des Mozabites qui ignorent qu’ils sont kharidjites et ne se posent pas la question de savoir pourquoi leur communauté est allée chercher au fond du Sahara un refuge contre les persécutions d’autres musulmans. De même, de nombreux musulmans sunnites, par ailleurs fort instruits, ignorent tout des croyances du chiisme, ce qui explique en partie l’influence de la révolution islamique iranienne dans certains milieux arabes sunnites.
Les divisions dogmatiques entre les trois grands courants de l’islam n’ont donc pas, dans la vie courante, l’importance que notre analyse paraît peut-être leur donner.
En revanche, la pratique de l’islam peut varier de façon très appréciable en fonction d’un autre facteur indépendant des cloisonnements doctrinaux : certains fidèles particulièrement pieux ne se contentent pas de respecter les obligations du Coran, ils cherchent auprès de maîtres spirituels à se donner davantage au service de Dieu, en particulier par la voie du mysticisme.
Ainsi l’islam, qui aurait pu être une religion abstraite et inorganisée, devient une mosaïque d’écoles dont chacune a sa personnalité et son organisation, parfois très stricte.
Certes la référence au Coran et le respect porté au prophète maintiennent à cet ensemble une assez grande cohésion de principe, mais on ne peut nier que s’expriment à l’intérieur de l’islam des sensibilités si différentes qu’elles provoquent assez fréquemment des conflits ou même des guerres.
Si l’on veut tenter d’apporter un peu d’ordre dans ce bouillonnement, une première distinction peut être faite entre les musulmans plus préoccupés par l’établissement d’une société vraiment islamique et ceux plus portés sur le mysticisme.
Les premiers sont évidemment très impliqués dans les questions poli¬tiques, ce qui n’est pas étonnant puisque l’islam est une religion globale. L’exemple le plus typique de cette tendance est le mouvement des Frères musulmans et les courants fondamentalistes qui en sont proches comme les salafîstes1.
Quant aux mystiques musulmans, ils se rattachent tous à ce qu’on appelle le soufisme. Ce courant englobe les « confréries musulmanes », bien que les préoccupations mystiques varient beaucoup d’une confrérie à l’autre.
Il ne faut pas oublier non plus la masse importante, mais vraisemblablement pas majoritaire, des musulmans sincères qui ne partagent pas les options de ces deux courants. C’est le cas, notamment, des musulmans « laïcs », qui vivent scrupuleusement les préceptes de leur religion mais
s’accommodent fort bien de la société à laquelle ils appartiennent, même si celle-ci n’est pas régie par la loi islamique de la charia. De nombreux musulmans de formation partiellement occidentale appartiennent à cette catégorie.
Pour compléter ce tableau de la pratique musulmane, il faut aussi citer les pratiques « populaires » de l’islam qui sont, le plus souvent, les vestiges de religions antérieures ; on les rencontre encore dans les sociétés rurales traditionnelles imprégnées d’animisme, mais leur disparition semble inéluctable à terme.
Faute de pouvoir entrer dans le détail de toutes les expressions de la vie musulmane, nous en présenterons seulement quelques exemples, parmi les plus typiques ou les plus importants :
– les Frères musulmans ;
– le soufisme en général ;
– deux exemples de confréries, la naqshbandiya en Russie et les mourides
du Sénégal ;
Pour les Black Muslims américains.
Nous conclurons ce chapitre sur l’islam par quelques lignes sur les ahmadis, qui constituent une hérésie caractérisée.
Les fréres musulmans
L’actualité place souvent les Frères musulmans au devant de la scène, mais leurs thèses religieuses sont mal connues en Occident.
Le mouvement a pris naissance en Egypte en 1928 quand un groupe de croyants proposa au prédicateur Hassan el Banna de mettre en pratique ses idées de restauration de l’islam. A cette époque de la présence coloniale britannique, les musulmans ressentaient un sentiment d’impuis¬sance et d’humiliation ; ils attendaient un guide capable d’inspirer une politique véritablement islamique.
Le mouvement des Frères musulmans1 prit un essor spectaculaire : il comptait 60 000 membres en 1941, 500 000 en 1945 et plus de 1 500 000 en 1948. Le régime corrompu du roi Farouk s’en inquiéta et fit assassiner Hassan el Banna en février 1949 ; il n’avait que 43 ans à peine.
Le mouvement prit l’habitude de la clandestinité, eut un moment d’espoir quand le général Néguib renversa la monarchie mais fut à nouveau persécuté sous Gamal abd el Nasser. Les Frères musulmans essai¬mèrent cependant hors d’Egypte et inspirèrent les mouvements palestiniens du Fatha et des fedayins. En Syrie, le gouvernement dirigé par Hafez el Assad et ses coreligionnaires alaouites ne pouvait que provoquer la rancœur des musulmans sunnites, majoritaires à 70 % dans le pays.
Insurrections et répressions s’enchaînèrent dont le plus sanglant épisode se solda en 1982 par environ 20 000 morts à Hama. Cette ville de 250 000 habitants, la quatrième de Syrie, ne fut mise à genoux qu’après un mois de combats acharnés.
Quelle est donc la doctrine qui sous-tend ce mouvement dont le rôle politique déborde l’Egypte et la Syrie pour s’étendre à l’ensemble des pays musulmans ? C’est tout simplement la doctrine de l’islam dans toute sa pureté et sa rigueur. Le Frère musulman ne cherche pas à y ajouter quoi que ce soit.
La loi fondamentale du mouvement établie en 1945 demande seulement au croyant d’être totalement conséquent avec sa foi : c’est en cela qu’on parle d’islam intégriste, mais c’est plutôt un islam intégral. Cependant une allégeance personnelle au « guide général » est exigée, ce qui évoque les pratiques des confréries musulmanes dont nous parlerons bientôt.
Les Frères musulmans observent scrupuleusement le Coran, s’imposent les règles morales de leur religion mais s’efforcent aussi d’instaurer un pouvoir politique musulman, au moins dans les pays à majorité musulmane. C’est dire que la suppression du califat par Atatürk en 1924 est, pour eux, un acte impie, comme sont impies les démocraties laïques, les régimes communistes athées, et toutes les formes de liberté qui admettent des pratiques contraires à la loi islamique de la chari’a. Cette logique conduit aussi à rejeter le nationalisme arabe, car seule est coranique l’umma, la communauté des croyants, laquelle ne peut s’arrêter à des frontières artificielles.
En réalité, la force des Frères musulmans est précisément qu’ils sont inattaquables du point de vue de l’orthodoxie islamique. L’inquiétude qu’ils suscitent parmi les dirigeants de tous les pays musulmans montre à quel point cette société islamique idéale semble difficilement compatible avec les structures politiques contemporaines, largement héritées de l’Occident. Ces structures répondent cependant à d’autres besoins, notamment de respect des particularismes, auxquels les Frères musulmans n’ont pas encore apporté de réponse satisfaisante.
Le soufisme
Le soufisme est le mysticisme de l’islam. Comme tel, il a la particularité d’exister aussi bien dans l’islam sunnite que dans l’islam chiite.
Décrire le soufisme est une tâche redoutable. Comme tout mysticisme, ‘1 est avant tout une recherche de Dieu et son expression peut prendre des formes très différentes. D’autre part, par ses aspects ésotériques il présente des pratiques secrètes, des rites d’initiation, eux aussi variables selon les maîtres qui l’enseignent.
Bien que le soufisme se veuille rigoureusement musulman, l’islam traditionnel, sunnite et chiite, considère le soufisme avec la plus grande méfiance.
En Iran, la grande majorité des mollas y est vivement opposée et dans l’islam sunnite, la plupart des ulema sont beaucoup plus intéressés par la lettre du Coran et ses interprétations juridiques que par les spéculations des soufis auxquelles ils trouvent une odeur de soufre. Cette opposition généralisée contribue à la discrétion du soufisme.En outre le soufisme n’a aucune unité. Chaque maître2 se constitue une cohorte de disciples attirés par la réputation de son enseignement. Tout au plus, ces maîtres déclarent se rattacher à une « confrérie », elle- même fondée par un célèbre soufi des siècles passés ; personne ne vérifie une quelconque orthodoxie de l’enseignement donné, du moment qu’il se réfère à l’islam.
L’importance de cet islam discret n’en est pas moins remarquable. Historiquement, il a joué un rôle de premier plan dans la naissance des déviations du chiisme que sont l’ismaélisme et la religion druze. En litté¬rature, il a profondément inspiré certaines des œuvres arabo-persanes les plus remarquables comme les Contes des mille et une nuits ou le poème d’amour de Leyla et Majnoun.
C’est cependant par sa spiritualité que le soufisme est le plus original. Dans la conception soufie, l’approche de Dieu s’effectue par degrés. Il faut d’abord respecter la loi du Coran, mais ce n’est qu’un préalable qui ne permet pas de comprendre la nature du monde. Les rites sont ineffi¬caces si l’on ignore leur sens caché. Seule une initiation permet de pénétrer derrière l’apparence des choses. L’homme, par exemple, est un microcosme, c’est-à-dire un monde en réduction, où l’on trouve l’image de l’univers, le macrocosme. Il est donc naturel qu’en approfondissant la connaissance de l’homme, on arrive à une perception du monde qui est déjà une approche de Dieu.
Selon les soufis, toute existence procède de Dieu et Dieu seul est réel. Le monde créé n’est que le reflet du divin, « l’univers est l’ombre de l’absolu ». Percevoir Dieu derrière l’écran des choses implique la pureté de l’âme. Seul un effort de renoncement au monde permet de s’élancer vers Dieu : « l’homme est un miroir qui, une fois poli, réfléchit Dieu ».
Le Dieu que découvrent les soufis est un Dieu d’amour et on accède à Lui par l’amour : « qui connaît Dieu, L’aime ; qui connaît le monde y renonce ». « Si tu veux être libre, sois captif de l’amour. »
Ce sont des accents que ne désavoueraient pas les mystiques chrétiens. Il est curieux de noter à cet égard les convergences du soufisme avec d’autres courants philosophiques ou religieux : à son origine, le soufisme a été influencé par la pensée pythagoricienne et par la religion zoroastrienne de la Perse ; l’initiation soufïe, qui permet une renaissance spiri-tuelle, n’est pas sans rappeler le baptême chrétien et l’on pourrait même trouver quelques réminiscences bouddhistes dans la formule soufïe « l’homme est non-existant devant Dieu ».
Même diversité et même imagination dans les techniques spirituelles du soufisme : la recherche de Dieu par le symbolisme passe, chez certains soufis, par la musique ou la danse qui, disent-ils transcende la pensée ; c’est ce que pratiquait Djalal ed din Roumi, dit Mevlana, le fondateur des derviches tourneurs ; chez d’autres soufis, le symbolisme est un exercice intellectuel où l’on spécule, comme le font les juifs de la Kabbale, sur la valeur chiffrée des lettres ; parfois aussi, c’est par la répétition indéfinie de l’invocation des noms de Dieu que le soufi recherche son union avec Lui.
Le soufisme apporte ainsi à l’islam une dimension poétique et mystique qu’on chercherait en vain chez les exégètes pointilleux du texte coranique. C’est pourquoi ces derniers, irrités par ce débordement de ferveur, cherchent à marginaliser le soufisme. C’est pourquoi aussi les soufis tiennent tant à justifier leurs pratiques en les faisant remonter au prophète lui-même : Mahomet aurait reçu, en même temps que le Coran, des révélations ésotériques qu’il n’aurait communiquées qu’à certains de ses compagnons. Ainsi les maîtres soufis rattachent-ils tous leur enseignement à une longue chaîne de prédécesseurs qui les authentifie.
Cette légitimité par la référence au prophète n’entraîne cependant pas d’uniformisation du mouvement soufi : les écoles foisonnent et chacune a son style et ses pratiques.
Ces écoles sont généralement désignées en français sous le nom de confréries. Avant de procéder à l’étude de quelques unes d’entre elles, il faut toutefois garder à l’esprit que les confréries sont devenues, non pas une institution, mais au moins une manière de vivre l’islam si généralement admise que toutes sortes de mouvements, mystiques ou non, se parent du titre de confrérie pour exercer leurs activités. Qu’on ne s étonne donc pas de rencontrer parfois des confréries fort peu mystiques
à la spiritualité rudimentaire, bien éloignée des spéculations élevées qui ont fait du soufisme l’une des composantes majeures de la spiritualité universelle.