Les confréries musulmans: doctrine d'une confrérie musulmane
Les confréries regroupent les disciples d’un maître soufi. L’enseignement est, avant tout, une initiation, une transmission d’expérience du maître au disciple. C’est l’attachement à la personne de ce maître qui soude le groupe comme c’était le cas dans les écoles de la Grèce antique ou du Moyen Age occidental.
Le terme arabe que nous traduisons par confrérie est tariqa qui signifie « voie »1 ; il exprime l’idée d’une marche spirituelle vers Dieu. L’Islam a connu des dizaines de confréries dont beaucoup sont encore très vivantes. Certaines comptent plusieurs centaines de milliers de membres, si ce n’est plusieurs millions. Il est toutefois difficile d’avancer des chiffres plus précis, car le lien personnel du maître et du disciple est secret et ne se traduit pas en statistiques.
Les confréries portent généralement un nom dérivé de celui de leur fondateur. Parmi les plus importantes et les plus connues, nous citerons :
– La naqshbandiya, fondée au XIV siècle, très active en Asie Centrale sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
-La qadiriya, fondée à Baghdad en 1166, répandue du Moyen-Orient à l’Inde.
– La tidjaniya, fondée au maghreb à la fin du XVII siècle, active également en Afrique Noire.
– La sanussiya, fondée au début du XIX siècle, active en Libye et dans les régions sahariennes.
– Le mouridisme2, fondé au Sénégal à la fin du XIX siècle, qui sera également l’objet d’une note plus détaillée.
Quoique les confréries se rattachent toutes, en théorie, au mouvement soufï, la part de mysticisme dans leurs pratiques varie considérablement d’une confrérie à l’autre, certaines d’entre elles jouant parfois un rôle plus politique que religieux.
D’une façon générale, les confréries qadiriya et tidjaniya ont la réputation d’être assez tolérantes. La seconde en pardculier n’a jamais connu
de difficultés avec le pouvoir colonial français, ce qui contraste avec la sanussiya jugée, à l’époque, fortement turbulente.
Les rapports des confréries avec les autres expressions de l’Islam sont complexes. L’Islam le plus traditionnel, qualifié parfois de fondamentaliste, voit dans le soufisme et les confréries des innovations blâmables. Les confréries protestent de leur parfaite orthodoxie, car elles respectent à la lettre les prescriptions du Coran. Certaines d’entre elles se défendent même en faisant remonter leurs pratiques supplémentaires aux premiers califes, si ce n’est au prophète lui-même. Quant à l’Islam moderniste, il voit dans la mystique musulmane une fuite du monde et le risque de tomber dans la superstition.
C’est dire que les confréries, attaquées à droite comme à gauche, ne bénéficientjamais d’une situation très favorable dans les pays musulmans. En Iran, où le soufisme est davantage morcelé et marqué d’ésotérisme, le régime mis en place par l’ayatollah Khomeini lui est nettement hostile et a converti des centres soufis en mosquées traditionnelles. En Turquie, où le régime théoriquement laïc d’Atatürk fait face à une remontée de l’Islam, les confréries sont tolérées pourvu qu’elles soient discrètes et les derviches tourneurs de Konya sont présentés comme une attraction touristique et folklorique. Les exemples sont nombreux de gouvernements musulmans qui jettent ainsi un voile pudique sur les activités des confréries.
L’influence de celles-ci ne diminue pas pour autant. Au Sénégal, en particulier, les mourides pèsent d’un poids considérable sur la vie politique et religieuse. Du temps de l’U.R.S.S., le régime athée officiel considérait les religions comme la survivance d’un obscurantisme dépassé et, comme il ne pouvait empêcher les croyances personnelles de ses citoyens, il faisait tout pour les combattre par une active et coûteuse propagande antireligieuse, accompagnée de la fermeture de nombreuses mosquées1.
D’un autre côté, l’image que l’ U.R.S.S. tenait à donner à l’étranger lui interdisait de persécuter ouvertement les religions et, en particulier, l’Islam.
De ce compromis résultait une situation dans laquelle il existe un Islam « officiel », dont les dignitaires avaient la bénédiction du régime et jouaient un rôle surtout représentatif, et un Islam plus populaire dans lequel les confréries pesaient d’un poids considérable.
Ces deux faces de la réalité musulmane n’étaient pas antagonistes mais complémentaires : l’Islam « contrôlé » rassurait le pouvoir qui était ainsi maître des apparences, quant à l’Islam parallèle des confréries, son
caractère semi-clandestin lui permettait de préserver un minimum de formation et de pratique religieuse dans la population. Ainsi la culture musulmane put se maintenir vivante, préservant un véritable nationalisme bien éloigné de l’idéal soviétique ; un indice révélateur de cette situation est la quasi-inexistence de mariages entre musulmans et non-musulmans.
Pour illustrer ce qu’est une confrérie musulmane sunnite, il nous a paru intéressant de choisir d’abord la plus importante des quatre confréries existant en Asie Centrale, la naqshbandiya.
Un exemple de confrérie musulmane : la naqshbandiya
Cette confrérie fondée par Muhammad Baha ud-Din Naqshband 1 est particulièrement active en République russe autonome du Daghestan et au Turkménistan. Elle touche, pour autant qu’on puisse l’estimer, au moins 10 % des musulmans pratiquants de ces régions. Un chiffre global de 300 000 membres est vraisemblable. La confrérie s’étend dans d’autres pays tels que la Chine et l’Afghanistan.
Comme dans toutes les autres confréries, les adeptes de la naqshbandiya sont de pieux musulmans qui ajoutent aux pratiques habituelles de l’Islam celles enseignées par des maîtres spirituels. Lors d’une initiation personnelle, appelée « talqin », le disciple s’engage par serment à suivre la voie (tariqa) qui le mènera à Dieu. Un diplôme, Vidjaza, lui est remis. Les pratiques requises consistent en la récitation quotidienne de prières supplémentaires qui sont parfois la répétition à l’infini de la même formule. Chaque semaine et à l’occasion des grandes fêtes ou des funérailles, a lieu une cérémonie rituelle, le zikr, c’est littéralement le « souvenir » de Dieu. Le zikr comporte des chants et des litanies, accompagnées ou non de mouvements rythmiques. Rappelons que les derviches tourneurs, membres d’une confrérie établie en Turquie, exécutent une danse symbolique au cours de leur zikr.
Les disciples s’astreignent également à des veilles, des jeûnes et des pèlerinages ; ils versent jusqu’à 30 % de leur salaire à la communauté ; ils participent à des retraites annuelles, jadis tenues dans des sortes de monastères. Leur rôle dans le maintien des traditions musulmanes est prépondérant.
On peut trouver une certaine analogie entre les confréries et les ordres religieux catholiques non cloîtrés : autorité d’un supérieur, exercices spi¬rituels, ascétisme et dépouillement, etc. La similitude se limite évidemment à la forme, mais elle révèle une certaine constance des besoins spirituels au sein des diverses religions.
Le mouridisme
Le très dynamique mouvement mouride, originaire du Sénégal, est l’un des phénomènes les plus intéressants de l’Islam contemporain.
Il a été fondé à la fin du XIX siècle par un pieux musulman, le cheikh Amadou Bamba. Le succès de son enseignement a vite suscité la méfiance des autorités coloniales françaises qui y virent l’amorce d’une agitation politique. Le cheikh fut déporté au Gabon en 1895 où il resta 8 ans. Assigné ensuite à résidence au Sénégal, il mourut à Diourbel en 1927.
Comme il arrive fréquemment, l’exil n’a eu pour effet que de renforcer le prestige du cheikh et de lui permettre de produire une abondante littérature religieuse ; les mourides se sont multipliés au point de devenir, surtout après l’indépendance du Sénégal en 1960, l’une des composantes majeures de la vie du pays.
En quoi consiste l’originalité de ce mouvement ?
Sa spiritualité se veut d’une rigoureuse orthodoxie islamique et sunnite. Le plus frappant est l’accent mis sur la formation et le travail : les adeptes, dits talibés, travaillent opiniâtrement et avec un grand désintéressement pour la communauté selon les directives de leur maître spirituel. Celui-ci, appelé cheikh, dépend lui-même directement du calife général des mou- rides, le « grand marabout », résidant dans la ville de Touba, son quartier général situé à 190 km de Dakar1. Cette organisation et la discipline remarquable des mourides donne au mouvement sa cohésion et sa force ; la générosité des talibés procure aux cheikhs et au grand marabout les moyens financiers nécessaires à leur cause et même, pour les moins scrupuleux, leur assure une confortable aisance personnelle.
L’autorité personnelle du calife général explique que le mouridisme soit souvent assimilé à l’une des nombreuses confréries musulmanes, tariqa en arabe, qui se caractérisent précisément par la fidélité de leurs membres à l’enseignement d’un maître. Les mourides déclarent se
rattacher au soufisme, le mysticisme de l’Islam. Les écrits du fondateur, Amadou Bamba, tiennent une place importante dans la méditation des fidèles.
Autres caractéristiques remarquables du mouridisme, la terre est propriété de la communauté, il n’existe pas de mendicité puisque chaque mouride travaille, et la non-violence est un principe sacré : le cheikh Bamba disait « si l’homme n’a pas le droit de supprimer sa propre vie, qu’adviendra-t-il s’il a l’audace de supprimer celle d’un autre ? »
Le lien très personnel qui lie le talibé à son cheikh, la vie austère de la communauté, donnent du mouridisme l’impression d’un ordre religieux laïc très soudé, au point que ses adeptes font usage d’un vocabulaire particulier1.
La manifestation de puissance la plus spectaculaire du mouridisme est le pèlerinage annuel à Touba, désigné sous le nom wolof de magal, « commémoration ». Il a lieu le 18 du mois lunaire de safar et rassemble des foules de plusieurs centaines de milliers de fidèles. La mosquée de Touba, avec 5 000 places et un minaret de 87 m de hauteur, est la plus grande du Sénégal et l’une des plus vastes du monde.
L’affluence à ce pèlerinage s’explique par un point de la doctrine mouride qui l’a parfois fait taxer d’hérésie sous prétexte que Touba remplaçait La Mecque. S’il est exact que les mourides confèrent le titre de hadji au pèlerin de Touba, ils ne nient pas pour autant le cinquième « pilier de l’Islam » que constitue le pèlerinage à La Mecque. Ils considèrent seulement – ce qui est rigoureusement coranique – que le pèlerinage à La Mecque est facultatif et ne concerne que ceux qui en ont les moyens, le premier devoir du musulman étant de subvenir aux besoins de sa famille. Il faut dire également que les mourides n’ont que peu de sympathie pour le wahhabisme d’Arabie Saoudite, comme pour toute forme d’Islam exagérément marquée par l’arabisme.
Le nombre des mourides est difficile à apprécier. Vers 1960, ils étaient environ 400 000 au Sénégal et le mouvement n’avait que très peu d’adeptes hors des frontières de ce pays.
Depuis, la progression du mouvement a été rapide. En France, on compte même des mourides dans la communauté maghrébine ainsi que quelques convertis parmi les Français originaires des Antilles. Cependant, les chiffres cités par les responsables mourides de 10 millions de membres dont 6 au Sénégal – soit 60 % de la population – paraissent optimistes.
Cette incertitude statistique arrange tout le monde : les mourides peuvent annoncer des effectifs impressionnants et la confrérie sénégalaise concurrente des tidjanes n’a pas à avouer son recul vraisemblable. Ainsi,
les marabouts des deux mouvements gardent intacte leur influence politique qui est considérable. On peut cependant penser qu’un chiffre d’au moins 2 millions de mourides militants est vraisemblable.
Les biack musulmans
A ses débuts, l’objectif politique du mouvement des Black Muslims1 n’est nullement caché, son slogan est : « l’Amérique aux Africains », et ses membres se considèrent comme la nation perdue et retrouvée de l’Islam en Amérique du Nord.
La référence à l’Islam se justifie par la pratique des cinq prières quotidiennes en direction de La Mecque et l’interdiction de consommer du porc ou de l’alcool.
Toutefois, le fondateur du mouvement, Elijah Muhammad, Poole de son « nom d’esclave », a cru bon d’ajouter à l’Islam des croyances peu orthodoxes : il fonde sa religion en 1931 après, déclare-t-il, qu’Allah lui soit apparu sous les traits d’un certain Wallace D. Fard et l’ait désigné, lui Poole, comme son ambassadeur.
D’autre part, les Black Muslims soutiennent que Dieu n’avait créé que des Noirs au commencement du monde ; les Blancs sont le résultat d’une expérience des « savants de l’enfer » et ils se sont appropriés indûment la domination du monde. Cette situation doit cesser bientôt et les Noirs régenteront la terre en paix.
Le plus célèbre des Black Muslims est l’ancien champion du monde de boxe, Cassius Clay, devenu Mohammed Ali après sa conversion.
Depuis la mort du fondateur auquel son fils Wallace D. Muhammad a succédé en 1975, le mouvement s’est rapproché de l’Islam traditionnel. Les restrictions raciales ont été abolies, les ministres du culte portent le nom d’imam et les fidèles, appelés bilallians du nom du premier muezzin africain, ont renoncé à la lutte politique et à l’objection de conscience.
La désignation officielle est devenue « Islamic Community in the West », la Communauté islamique de l’Ouest. Le mouvement touche 100 à 150 000 fidèles et s’étend lentement vers la zone des Caraïbes et l’Afrique où il a ouvert des mosquées.
Les ahmadis
Ce mouvement religieux se situe à la marge de l’Islam, en ce sens qu’il se considère comme musulman mais que les autorités du Pakistan, où se trouve son centre, lui dénient cette qualité.
En fait, les ahmadis se disent être la seule vraie forme de l’Islam et l’unique véritable religion révélée.
C’est un certain Mirza Ghulam Ahmad, né à Qadiyan au Pandjab, qui est le fondateur de cette religion. Comme l’indique le titre mogol de Mirza, il était de bonne famille musulmane, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir une illumination en 1891 et de se déclarer le Mahdi, c’est-à-dire, littéralement, celui qui est présenté par Dieu, l’envoyé de Dieu pour établir Son règne.
Dès lors l’existence d’Ahmad est celle d’un prophète dont les actes sont entourés d’un halo de légendes. On dit de lui qu’il avait un don de prescience, qu’il multipliait les miracles et provoquait la mort ou la résurrection par ses prières.
Sa doctrine donne une impression fluctuante et étrange. Il se disait successivement ou simultanément avatar de Krishna, Jésus revenu sur terre ou réapparition de Mahomet. Il affirmait que Jésus était mort et enterré à Srinagar, au Cachemire.
La forte personnalité de Ghulam Ahmad aurait pu traverser l’Histoire sans qu’il en reste de traces, comme c’est souvent le cas de mystiques plus ou moins inspirés, mais son don de persuasion lui associa des disciples au sens aigu de l’organisation. A sa mort, il fonda un califat, structure du pouvoir de l’Islam, et ses successeurs en firent un instrument puissant et centralisé.
Les ahmadis sont aujourd’hui près d’un million dont la moitié au Pakistan et le reste dispersé dans de nombreux pays où existe au moins une petite communauté pakistanaise. On en trouve en Inde, au Nigeria, au Surinam, aux Etats-Unis, etc.
Tous les ahmadis paient un impôt de 6,25 % de leurs revenus, ce qui assure au mouvement de solides moyens financiers. La justice est rendue selon le modèle islamique traditionnel. A la tête du mouvement, tout pouvoir revient au chef, assisté toutefois d’un conseil purement consultatif. Les quatre piliers du mouvement sont le culte du fondateur, le respect du chef, la vie collective et la croyance en la doctrine. Cette doctrine exprime que Dieu, unique, est seul digne d’adoration et que l’homme doit agir en conformité avec les lois de l’Islam. Mahomet est reconnu comme prophète, mais le fondateur Ghulam Ahmad également. C’est évidemment sur ce point que divergent les musulmans et les ahmadis.