Kshitigarbha
C’est le Bodhisattva « qui a la terre pour matrice », « l’embryon de la terre », « le guide et le sauveur des âmes tombées dans l’enfer ». Selon le Ôjôyôshû du moine Eshin (Genshin, 942-1017), il serait également le maître des six mondes du désir et des six voies (Gati). Lorsqu’il est considéré en particulier comme un Bodhisattva consolateur des êtres des enfers, il est tenu pour identique à Yamarâja (jap. Enma-ô), le roi des enfers bouddhiques (Naraka ; jap. Jigoku). En Inde, Kshitigarbha, bien que connu très tôt des sectes du Mahâyâna (dès le IVe siècle), ne semble pas avoir eu la faveur populaire, et l’on n’y rencontre aucune de ses représentations, non plus que dans le Sud-Est asiatique. En Chine, il fut au contraire assez populaire à partir du Ve siècle, après la traduction du Sûtra des Dix Chakra qui énumère ses qualités. Le Sûtra de Dizang (chinois) rapporte qu’il fut, avant d’être un Bodhisattva, une jeune fille indienne de la caste des brahmanes ; le Bouddha Lui- même aurait annoncé à Manjushrî que celle-ci était devenue un Bodhisattva. Cependant Kshitigarbha n’est que rarement considéré comme ayant une nature féminine, sauf dans son aspect de Koyasu Jizô que nous verrons plus loin. En Chine, Kshitigarbha est souvent montré entouré des dix rois de l’enfer, car il est considéré comme « Celui qui délivre des tourments de l’enfer ». Mais c’est principalement en Asie centrale qu’il fut représenté sous la forme d’un moine tenant à la main un bâton de pèlerin (khakkbara) et un chintâmani. À Dunhuang, il est représenté avec une sorte de turban de voyageur dont les pans lui retombent sur les épaules, et parfois aussi avec une couronne. Au Tibet, il est représenté principalement sur les mandala, comme l’un des huit Bodhisattva entourant le Bouddha .Il a alors les mains en Vitarka-Varada-mudrâ avec un chasse-mouches (châmara), un livre (pushtaka) ou un vase que supporte un lotus ; dans ce dernier cas, sa main droite esquisse une Abhaya-mudrâ. Ses images parvinrent au Japon, fort probablement de l’Asie centrale en passant par la Chine où il fut souvent montré en « maître des six voies », entouré par un Prêta, un Asura, un démon, un animal, un homme et un Bodhisattva.
Kshitigarbha, mû par la compassion, aurait fait le vœu de renoncer à l’état de Bouddha jusqu’à la venue de Maitreya, afin d’aider les êtres des six voies de la transmigration. En enfer, il a pour mission d’« alléger le fardeau des actes d’autrui », d’obtenir des magistrats infernaux un adoucissement du sort des condamnés et de consoler ceux-ci. C’est ainsi que, dans l’esprit populaire, Kshitigarbha est devenu le Bodhisattva des enfers par excellence. Son culte fut (et est encore) immensément populaire au Japon, alors qu’en Chine, il a depuis longtemps cessé detre observé. Il s’est répandu au Japon à partir du IX siècle dans les sectes Tendai et Shingon. Une coutume populaire en faisait le confesseur des fautes commises dans l’année, lors de la cérémonie dite « confession de Jizô ». Une autre croyance, tardive celle-là (vers les XIV – XV siècles), formée sous l’influence de la secte du Jôdo, veut qu’en enfer, sur une plage de sable appelée Sai-no-Kawara, les enfants morts en bas-âge passent leur temps à édifier avec de petites pierres des constructions votives pour accroître leurs mérites et ceux de leurs parents. Mais chaque soir des démons, et notamment une vieille nommée Sôzu-no-Kawara no Uba, démolissent leur ouvrage. Jizô (Kshitigarbha) console alors les enfants éplorés en leur disant : « En cette contrée des ténèbres, c’est moi ton père et ta mère ; matin comme soir, aie confiance en moi. » Les sectes Shingon et Tendai vénèrent six formes de Kshitigarbha, dont trois sont reconnues comme étant des rois des enfers. Selon certains moines, ces six Jizô seraient affectés chacun à une des six voies Gati) des réincarnations et représenteraient en même temps la longévité, le lieu des trésors, la possession de ces derniers, la terre, la possession de celle-ci et la détermination.
Les images de Jizô Bosatsu sont extrêmement nombreuses au Japon. Afin d’augmenter leur efficacité, on les groupe parfois en grand nombre : ce sont les Sentai Jizô ou « mille corps de Jizô », que le populaire confond parfois avec les cinq cents Arahant. On trouve aussi parfois ses effigies, groupées par six, autour dAmitâbha : ce sont les images des Kshitigarbha des six voies. En peinture, Kshitigarbha est souvent représenté entouré des dix rois des enfers.
Aspects populaires japonais de Kshitigarbha
Jizô est considéré par le peuple japonais plus comme une « personne vénérable » (Jizô-son) que comme une divinité ; sa nature doucement bienveillante, son allure de moine le rapprochent plus des humains que les autres divinités, lesquelles paraissent plus lointaines ou plus terribles. On le nomme familièrement « Monsieur Jizô » (Jizô-san). Dans le même esprit, il se trouve étroitement associé à Amitâbha, le Bouddha de l’au-delà, et à Avalokiteshvara le Compatissant. Cette trinité est symbolisée par le dicton : « Un Bouddha, deux Bodhisattva. » La croyance populaire lui accorde de nombreux pouvoirs et lui prête un nombre considérable de miracles. Elle en fait parfois un devin à qui l’on pose des questions, comme au sphinx de nos légendes : on le nomme alors Otsukiyare Jizôsan, le « Monsieur Jizô inspiré ». En tant que protecteur des enfants, on lui donne le nom de Kosodate Jizô. Le peuple japonais croit aussi que certaines statues de Jizô ont le pouvoir de se déplacer, de voler dans les airs, de parler, d’ôter les épines des pieds des voyageurs… Un très grand nombre de croyances populaires sont ainsi rattachées à Kshitigarbha. Presque toutes les statues de Jizô ont un nom particulier qui se rapporte aux qualités qu’on leur attribue. Parmi celles-ci :
- Taue Jizô aide les fermiers à planter le riz.
- Migawari Jizô aide les paysans dans leurs travaux.
- Mawari Jizô protège les villages.
- Ashi-arai Jizô se lave les pieds après avoir aidé les paysans dans les rizières.
- Tagenuki Jizô enlève les échardes et les épines.
- Mizuhiki Jizô apporte l’eau aux rizières.
- Hanatori Jizô conduit les chevaux et le bétail.
- Amagoi Jizô demande la pluie au ciel.
- Hikeshi Jizô protège les maisons et les récoltes des incendies, etc.
Jizô est surtout une divinité de paysans, souvent confondue avec les Kami bienfaisants du shintô : c’est la divinité protectrice familière, bon enfant, avec qui on peut prendre des libertés et qui ne fait jamais peur, même aux petits enfants.
On vénère même certaines statues de Jizô (car, comme dans le cas de Bhaishajyaguru, le peuple en est souvent venu à vénérer plus une statue particulière que la divinité qu’elle représente), par correspondance, en lui envoyant des lettres pour lui demander certaines protections particulières. Les rites de vénération diffèrent suivant les localités ou les attributions qu’on prête aux statues de Jizô : offrandes de riz, de sake (vin de riz), de fleurs, de vêtements d’enfants, parfois de sandales de paille (waraji) car Jizô est censé parcourir un long chemin pour aller soulager les êtres en détresse, etc. Son image est très souvent taillée dans la pierre, car sa forme, lorsqu’il est représenté debout, est simple, monolithique et facile à réaliser. Elle a également une certaine affinité avec une représentation phallique, symbole de fertilité. Son image se trouve souvent aussi gravée sur des rochers ou sur des stèles de pierre érigées au bord des routes ou à l’entrée des agglomérations. Elle peut alors être confondue avec les images des Dôsojin, divinités populaires représentées par des pierres simples ou inscrites que l’on trouve fréquemment le long des chemins ou en bordure des champs, ou encore à l’entrée des villages. Ces pierres, à l’origine plus ou moins associées à des cultes phalliques et à ceux des Kami des champs (Ta-no-Kami) ou à ceux des chemins (Sai-no-Kami), furent annexées par la religion bouddhique japonaise qui les transforma en Jizô. Elles furent érigées pour la protection des voyageurs et des villages, et le peuple des campagnes croit qu’elles ont également le pouvoir de faire conclure un heureux mariage et de protéger des maladies. Ces pierres sont soit nues, gravées des caractères signifiant « Dôsojin », soit sculptées en bas-relief d’une effigie de Jizô Bosatsu ou d’une autre divinité protectrice (Acha- lanâtha, Shômen Kongô, etc.), ou encore d’un couple se tenant par la main ou par l’épaule. Certains de ces Dôsojin servent de bornes et portent gravée la date de leur érection. Ces pierres, représentations souvent fort anciennes de Kami protecteurs, sont fréquemment associées à Jizô. On les fête généralement le 14 janvier. A cette occasion, les enfants des villages promènent en procession de longs bambous et des torches avec lesquels on fait ensuite un grand feu de joie. Jizô Bosatsu peut aussi, exceptionnellement et la ferveur populaire aidant, prendre un aspect féminin : ce Koyasu Jizô est alors invoqué comme « donneuse d’enfants ». Cependant cet aspect féminin n’est pas caractérisé et l’on s’adresse à lui en tant que « Monsieur Jizô ». Sous cet aspect de « donneuse d’enfants », il est souvent assimilé (ou même confondu) avec un aspect identique de Juntei Kannon (Chundî). Il est également invoqué pour la protection des enfants et pour faciliter les accouchements.
Jizô Bosatsu peut aussi, dans certains cas, au Japon, revêtir un aspect syncrétique, et être représenté en guerrier lorsqu’il est assimilé à Atago Gongen, Kami considéré comme une incarnation temporaire de Jizô. Ce Kami protecteur du feu et des incendies, vénéré surtout sur le mont Atago (préfecture de Kyôto), a également été identifié comme étant Kaguzuchi-no-Kami ou encore Susanoo-no-Mikoto (et parfois Izanagi). On le représente sous les traits d’un guerrier chinois à cheval, portant un bâton de pèlerin et un chintâmani. L’imagerie populaire le symbolise parfois aussi par la statuette d’un cheval portant un chintâmani sur son dos (image qui est peut-être d’origine tibétaine et qui se rapproche de celle des Rlung-ta ou « chevaux du vent » porteurs des prières des fidèles à la divinité). L’animal-support (vâhana) ou messager de cet Atago Gongen est le sanglier, symbole de courage et de force, de persévérance. De nombreuses légendes assurent que des guerriers en difficulté auraient été secourus par des sangliers d’Atago Jizô qui se seraient rués sur les ennemis, les mettant en fuite.
Jizô remplit aussi le rôle de « prolongateur de la vie » (Enmei Jizô Bosatsu). Il est vénéré sous cette forme, à Kamakura notamment, où on le prie afin qu’il assure la sécurité des enfants.
Dans les villages japonais, les parents qui vont travailler aux champs laissent souvent leurs jeunes enfants jouer près d’une statue de Jizô pendant leur absence : ce dernier est alors censé veiller sur eux et les protéger. On pourrait presque dire que chaque village au Japon possède son propre Jizô. Ce dernier est d’ailleurs le plus souvent associé, dans l’esprit des paysans, à un Kami du shintô.
Cependant, le peuple ne perd jamais de vue la fonction primordiale de Jizô Bosatsu, qui est celle de consolateur des êtres dans l’au-delà. Kshitigarbha est souvent décrit comme ayant deux acolytes : Shô-zen, un moine habillé de blanc, maître du Bien, tenant un lotus blanc, et Shôaku, un moine habillé de rouge, maître du Mal, tenant un vajra à la main. Ces deux personnages sont très rarement représentés, mais sont fréquemment symbolisés par des morceaux de tissu rouge et blanc attachés au cou des statues de ce Bodhisattva. En tant qu’un des grands Bodhisattva, Kshitigarbha accompagne parfois Amitâbha dans son « accueil dans le paradis de la Terre pure ». Il est également montré sur les images du Parinirvâna du Bouddha, pleurant la mort du Maître, bien qu’on ait souvent identifié le personnage ainsi représenté comme étant celui de Kâshyapa.
Représentations de Kshitigarbha
Au Tibet, les sculptures de Kshitigarbha sont très rares, ce Bodhisattva n’étant pratiquement représenté que sur des peintures ou mandala. En Chine, où il est censé être le chef des dix rois de l’enfer, il est souvent représenté entouré de ceux-ci. On peut classer les représentations de
Kshitigarbha en deux catégories principales :
- Représentations des mandala : assis sur un lotus, vêtu en Bodhisattva, une couronne sur la tête, la main droite tenant le disque du soleil ou un chintâmani, la main gauche tenant un stûpa ou une bannière posée sur un lotus. Dans le Garbhadhâtu Mandala il est entouré de nombreuses divinités et se trouve placé au nord de Vairochana. Les divinités qui l’entourent représenteraient ses vertus de patience et de persévérance : elles ne sont que des symboles et ne font l’objet d’aucun culte. Il est parfois assis et tient un khakkhara dans ses deux mains ; sa couronne porte les effigies des Cinq Jina (rare). Sur les bannières du Türkestân il porte un turban, le khakkhara dans la main droite et un chintâmani dans la main gauche.
- En sculpture et en peinture : il peut être sans attribut, debout ou assis, vêtu d’une robe monastique, le crâne rasé, la main droite et la main gauche en Abhaya-Varada-mudrâ, ou bien debout (ou assis en Râjalîlâsana), la jambe droite pendante, la jambe gauche repliée sous lui sur son siège), ou assis en Padmâsana, la main droite en Abhaya-mudrâ, la main gauche tenant un chintâmani.
Il peut être également assis en Padmâsana (les pieds cachés par la robe) ou debout et vêtu d’une robe monastique ornée de colliers, la tête rasée, la main droite tenant un chintâmani ou un khakkhara avec six anneaux (représentant les six voies de la transmigration), la main gauche avec un chintâmani ou un khakkhara, ou bien les deux mains tenant des attributs différents (la gauche tient parfois un lotus, mais c’est là une forme rare) ; ou bien les mains en Anjali-mudrâ. Cependant, il est parfois représenté (surtout au Japon pendant l’époque de Kama- kura) avec la main droite en Abhaya-mudrâ, la gauche étant en Vara- da-mudrâ.
Dans quelques rares représentations de Kshitigarbha faisant partie du groupe des huit grands Bodhisattva, il est vêtu comme un Bodhisattva et tient de la main gauche un bol à aumônes…
Il existe également, dans de nombreux temples japonais, des série de statues de Jizô (ou de pierres grossièrement taillées les symbolisant appelées Sentai-Jizô (mille corps de Jizô), comme par exemple à Kyoto, au Nembutsu-ji, où une statue du même Jizô est consacrée au souvenir des enfants avortés ou mort-nés.
Vidéo: Kshitigarbha
https://www.youtube.com/watch?v=6aBBDJfH0H8