Fanatisme et tolérance
Un pouvoir apprécie toujours d’avoir à son service des sujets prêts à lui obéir sans conditions ni états d’âme. D’ailleurs, même les doctrines et les philosophies les plus absurdes trouvent des adeptes pour les suivre aveuglément et de bonne foi.
Il ne faut donc pas s’étonner que les religions n’échappent pas plus au phénomène du fanatisme que les doctrines politiques.
Pourtant, toutes les religions à prétention universelle prêchent la tolérance. Le christianisme pousse l’amour universel jusqu’à recommander d’aimer ses ennemis. Le Coran dit formellement qu’il ne doit pas y avoir de contrainte en matière de religion. Quant au bouddhisme et à l’hindouisme, ils respectent la vie au point de prescrire à leurs adeptes d’être végétariens.
Malgré ces bonnes dispositions, le message de la tolérance a du mal à passer et l’on ne compte plus les massacres perpétrés par des gens qui se croient en règle avec leur religion. La tendance au fanatisme paraît donc bien être profondément ancrée au sein de la nature humaine. Peut-être peut-on trouver une explication théorique à ce fait dans le besoin irrépressible d’absolu de l’homme alors que, dans ce monde, il doit se contenter du relatif. Peut-être aussi le fanatisme exprime-t-il aussi une crainte instinctive envers tout ce qui est étranger, la peur d’une différence qui menace les certitudes. Toujours est-il que le fanatisme est prêt à se manifester dès que les circonstances en permettent l’éclosion et que des démagogues font appel à nos plus bas instincts.
En revanche la tolérance n’est pas spontanée. Elle est le fruit de l’expérience et de l’éducation. Apprendre à admettre les différences des autres mi plique bien souvent que nous nous remettions en question. C’est un effort moral et spirituel que nous ne sommes pas tous disposés à faire. Les religions devraient y aider, c’est dans leurs principes et dans leur vocation. Cependant elles sont dirigées par des hommes qui ne sont pas toujours des saints et les entorses graves à la tolérance restent nombreuses.
Tout naturellement, ce sont, comme nous l’avons vu, les régimes théo-Cratiques ou athéistes qui sont coupables de ces manquements.
Heureusement ceux-ci ne sont pas toujours sanglants : interdiction de tout culte non musulman, privé ou public, en Arabie Saoudite, persécutions religieuses, mesures discriminatoires ou vexatoires diverses et variées dans de trop nombreux pays. On doit remarquer que, depuis la dispariti0n de tout État officiellement chrétien, il n’existe plus de persécutions ou de brimades de nature religieuses commises au nom du christianisme Tout espoir n’est donc pas perdu de voir la situation continuer à s’améliorer : c’est un travail d’éducation auquel peut contribuer l’instauration d’une certaine « morale » internationale. Il est curieux de constater que toutes les organisations laïques à vocation sociale ou presque (Amnesty international, Médecins du monde ou sans frontières, Croix Rouge Secours populaire, etc.) ont pris naissance dans les pays de vieille culture chrétienne. Les mouvements purement chrétiens sont naturellement particulièrement actifs (Secours catholique, Armée du Salut…) et présentent même des exemples de dévouement extrême au profit de déshérités d’autres religions (mère Teresa à Calcutta, sœur Emmanuelle auprès des chiffonniers du Caire…). Il serait apprécié que les pays d’Islam, dont certains disposent d’abondantes ressources financières, s’intéressent à ce type de compétition, envoient autant d’équipes médicales sur les lieux des grandes catastrophes ou aient même l’humour d’ouvrir des restaurants du cœur pour nos clochards. Pour le moment, leur aide se concentre surtout sur la construction de magnifiques mosquées dans le Tiers-Monde et l’organisation du Croissant Rouge, qui se veut un décalque de la Croix Rouge, se manifeste presque exclusivement dans les pays musulmans.
On peut certes espérer humaniser le monde et lui apprendre la tolérance grâce à une éducation patiente et persévérante, mais force est de constater que subsistent des poches considérables d’obscurantisme dont profitent des dirigeants sans scrupules. Plus le niveau d’éducation des masses est médiocre, plus le pouvoir, quel qu’il soit, est tenté par leur manipulation et moins il existe de tolérance : chacun a en mémoire la fanatisante provoquée par le « cléricalisme » des talibans en Afghanistan. Un tel cercle infernal conduit à des tragédies, à des pogroms ou à des guerres de religions.
Cependant, contrairement à ce que suggère cette dernière expression, ce phénomène est loin d’être purement religieux. L’intolérance fait partie, comme la violence, de la nature humaine. A cet égard, les formations politiques les plus progressistes ou les plus libérales ne donnent pas un exemple plus convaincant que les religions : dans l’affirmation des principes, chaque parti s’accorde à jeter l’anathème sur les extrémistes de tout poil mais, dans la pratique, même les hommes politiques les plus modérés ne sauraient admettre la moindre parcelle de réussite ou de vérité chez leurs adversaires. Politiquement, l’adversaire a tort parce qu il est l’adversaire. L’intolérance politique n’a donc rien à envier à
l’intolerance religieuse ; l’une et l’autre sont inextricablement impliquées dans de nombreux conflits. C’est tout simplement l’intolérance humaine.
Guerres de religion ou conflits politiques ?
Rien n’est plus choquant pour la conscience contemporaine que les guerres de religion. Comment peut-on s’entre-tuer au nom d’un Dieu qui eSt notre créateur à tous, qui recommande l’amour entre les hommes, et ne se préoccupe apparemment pas de nous imposer une religion unique ?
Depuis le début de notre XXI siècle, se sont produits des événements aux conséquences profondes où les religions tiennent un rôle central : l’attentat du World Trade Center, le 11 septembre 2001 à New York ; le renversement du régime des talibans en Afghanistan ; l’aggravation du conflit israélo-palestinien ; la guerre en Iraq. Nous y consacrons quelques lignes.
L’attentat du World Trade Center
Le terrorisme est l’arme des faibles. C’est la seule façon de se faire remarquer de ceux qui n’ont pas d’arguments pour le cœur ou la raison. Pour contrer l’hégémonie américaine et blesser son orgueil, une poignée de fondamentalistes musulmans réussit une opération spectaculaire particulièrement chargée de symbole : détruire un temple du capitalisme et attaquer le Pentagone. Les innocents tués dans cet attentat particulièrement meutrier ne sont cependant pas aussi nombreux que les victimes des multiples dommages collatéraux, tout aussi innocentes, mais qui n’intéressent personne, qui ont péri dans les opérations qui ont suivi, en Afghanistan et en Iraq. Tout compte fait, l’attentat du World Trade Center est un échec complet quel que soit le point de vue qu’on adopte : il n’a pas rallié à sa cause une fraction appréciable de musulmans, même s’il a suscité une certaine admiration pour sa réussite « technique ». Au contraire, il a poussé les autorités de l’Islam à condamner de telles actions terroristes comme contraires au Coran. Il n’a pas non plus provoqué de coupure entre les occidentaux et le monde musulman, tout au plus une méfiance passagère. H a, en revanche, entraîné l’expédition contre les talibans, compliquant considérablement la logistique des fondamentalistes.
L’Afghanistan et l’épisode des talibans
Le Moyen Age nous semble lointain… et l’Afghanistan nous semble être, ajuste titre, un autre monde. Isolé dans ses montagnes depuis que l’armée britannique, alors au faîte de sa puissance, eut subi au XIX siècle une défaite sanglante, l’Afghanistan avait échappé à la colonisation et à la modernisation. C’était un État tampon séparant l’empire des Indes de l’Empire russe grâce au tracé des frontières, une étroite bande monta gneuse permettant à l’Afghanistan de toucher la Chine. Dépourvu de richesses naturelles attractives pour les Occidentaux, sa valeur stratégiqUe réside dans le fait qu’il est sur la route de l’océan Indien que l’Union Soviétique rêvait d’atteindre pour évacuer le gaz naturel du Turkménistan Un régime inféodé à Moscou fut mis en place à Kaboul, que les Américains s’efforcèrent de renverser. Ils s’appuyèrent sur la religion, ce qui semblait une bonne idée, et choisirent les musulmans les plus rétrogrades, tout à fait à l’image de l’Afghanistan profond.
L’opération était soutenue parle Saoudien Ben Laden et les Pakistanais. On connaît la suite. L’union soviétique, lassée de subir de lourdes pertes sans résultat appréciable, retira piteusement ses troupes et le pouvoir tomba entre les mains des fameux talibans. Talib signifie, en arabe, « celui qui demande », dans le sens de l’élève désireux d’acquérir des connaissances religieuses. La traduction « étudiants en théologie » correspond mal à la réalité de ces personnages complètement incultes et fanatisés suivant aveuglément des chefs presque aussi ignorants de l’Islam et viscéralement hostiles à toute invention des infidèles occidentaux. Les Américains s’étaient trouvés des alliés de choix. Ils les supportèrent (dans les deux sens, français et anglais du terme) jusqu’à l’attentat du septembre. Leur ami Ben Laden ne jouait plus le jeu et devenait l’ennemi public . Renverser le régime des talibans ne posa aucun problème : les Afghans n’en pouvaient plus, les Russes ne pouvaient s’y opposer et les Nations Unies acceptaient de donner leur aval. Même le Pakistan se satisfaisait de voir rentrer chez eux les nombreux et encombrants réfugiés qui avaient fui les talibans. Le seul problème est que la pacification et la modernisation de l’Afghanistan demandera une longue patience et des moyens colossaux. En quelques années, on a déjà réussi, semble-t-il à pacifier Kaboul…
Et la religion dans tout cela ? L’Afghanistan a contribué à donner de l’Islam un visage déformé et rétrograde et l’Occident apparaît, pour bien des musulmans, comme à nouveau tenté par des aventures de croisade-
Le conflit israélo-palestinien
Tout conflit qui s’éternise a des responsabilités partagées, ce qul n’exclut pas qu’il y ait davantage de victimes dans un camp que dans l’autre. La véritable guerre que livre Israël au peuple palestinien,
Etat et sans armée, prouve de façon éclatante l’échec de la loi du talion La violence ne peut faire progresser la paix et celle-ci ne peut s’étabU
durablement sur un rapport de force. La peur bien compréhensible que ressentent les Israéliens devant des attentats-suicides rend difficile l’expression d une volonté de dialogue qu’une importante fraction des juifs souhaite cependant de toutes ses forces.
La guerre en Iraq
Il est difficile de démêler les motivations sous-jacentes du président Bush et de son équipe dans le déclenchement de cette opération : renverser un dictateur particulièrement peu recommandable, personne n’y croit vraiment, tant ses émules sont nombreux dans le monde qui ne seront jamais inquiétés.
L’explication la plus vraisemblable est que l’implication de nombreux Saoudiens dans les attentats du septembre ait amené les Etats-Unis à se chercher un autre allié riche en pétrole pour recentrer leurs alliances au Moyen-Orient. Sur le plan religieux, la chute de Saddam Hussein réjouit les chiites (60 % des Irakiens), persécutés par le dictateur. Cela ne signifie pas qu’ils acceptent la présence des Américains. L’Iraq n’a rien de commun avec l’Afghanistan, il dispose d’élites nombreuses dans tous les domaines et le parti Baath de Saddam était, à ses débuts, fortement laïc. Peut-être faudra-t-il un homme fort comme le Moyen-Orient sait en produire pour éviter que la démocratie ne se transforme en anarchie.
Autres conflits
Trois conflits encore « chauds » paraissent avoir une importante teneur religieuse : ceux du Kosovo, de la Tchétchénie et du Soudan.
Dans le premier cas, la population albanaise majoritaire dans cette région formellement partie intégrante de la Serbie s’est révoltée contre les brimades du pouvoir de Belgrade. L’intervention des troupes de 1 O.T.A.N. qui a fait tomber Milosevic n’a pas apporté de solution défini¬tive concernant le Kosovo : le territoire reste officiellement serbe, car Personne ne veut prendre le risque de changer les frontières, mais il est Peuplé d’une écrasante majorité d’Albanais musulmans, davantage tentés Par une grande Albanie. On voit que le facteur religieux ne fait qu’accentuer des différences sans être la cause première du conflit. D’ailleurs la cohabitation religieuse se passe parfaitement en Albanie, mais les Albanais s°nt entre eux.
Le cas de la Tchétchénie relève de celui des vieilles guerres coloniales. A époque tsariste déjà, Moscou entendait avoir la souveraineté sur le Caucase. Quelque peu humiliée par l’implosion de l’U.R.S.S., la Russie ne veut plus continuer à voir son empire se démembrer. La guerre est financée par les pays wahhabites du Golfe, quant aux armes, elles sont achetées auprès des Russes, car le pays est inaccessible. Il convient de remarquer que l’Islam wahhabite est tout à fait étranger aux traditions musulmanes du Caucase, ce qui provoque des frictions au sein de la communauté tchétchène.
Le cas du Soudan illustre également comment un conflit de nature politique peut être aggravé par des facteurs religieux : la prétention d’imposer la loi musulmane à l’ensemble d’un pays dont le Sud est peuplé de chrétiens ou d’animistes est susceptible de faire exploser une situation politique déjà tendue pour des raisons ethniques. Les gouvernements successifs sont pris entre deux choix : donner satisfaction à la majorité musulmane et déchirer le pays par une guerre civile ou composer avec les rebelles en soulevant la colère des intégristes musulmans. Apparemment, la découverte de pétrole dans le Sud a, pour une fois, des effets bénéfiques. Les sociétés pétrolières cherchent à imposer la paix à Khartoum pour ne pas être gênées dans leur exploitation…
On pourrait aussi citer l’occupation par les Arméniens d’une partie importante de l’Azerbaïdjan (et pas seulement le Haut-Karabagh), les rivalités pour le pouvoir en Iraq entre chiites et sunnites, les velléités indépendantistes des Moros aux Philippines ou l’affaire du Cachemire opposant Indiens et Pakistanais.
Ces événements récents ne doivent pas nous faire oublier les conflits des décennies précédentes où les religions ne sont pas toujours le facteur principal mais dont elles peuvent être un élément aggravant. Qu’ils se prolongent encore ou qu’ils soient réglés, ces conflits sont porteurs d’enseignement.
Notre propos n’est pas d’écrire un traité de géopolitique. Nous nous sommes contentés d’illustrer par des exemples la complexité des interférences des faits religieux dans les conflits du monde. Si les hommes ne sont pas meilleurs, est-ce seulement la faute des religions ?
A l’analyse de ces cas de tensions ou de conflits, on constate que le facteur religieux n’est pas toujours prédominant, loin de là. Parfois la religion n’est que l’alibi d’une querelle purement politique et parfois c’est la lutte d’une minorité ethnique qui se cristallise autour de la religion.
L’Iran : Une révolution en trompe-l’œil
Quand le chah a été renversé par Khomeiny, la révolution islamique a été interprétée, notamment par bon nombre d’Arabes, comme une revanche de l’Islam sur la décadence occidentale. C’était un exemple remarquable de sursaut d’une puissance musulmane, fourvoyée par un souverain vendu à l’Occident, qui rejetait l’exploitation capitaliste pour instaurer un Islam pur et dur. Que l’Iran professe le chiisme et n’ait aucune tendresse pour les Arabes ne gênait nullement les foules désenchantées des pays arabes aspirant à trouver, où qu’il soit, un nouveau Nasser.
Cette situation était tout à fait réjouissante pour les Iraniens qui, en tant que chiites, n’étaient pas habitués à servir de modèle aux foules sunnites. En réalité, leur désir de se débarrasser du chah n’avait pas une motivation religieuse et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les Iraniens n’ont pas, en général, une fascination pour la religion.
Leur caractéristique serait plutôt une extrême subtilité intellectuelle qui les conduit bien souvent à la duplicité et à un nationalisme farouche. Ainsi on peut penser que l’adoption du chiisme par l’ancienne Perse a été motivée, en grande partie, par le souci de préserver la personnalité nationale pour se distinguer du sunnisme arabe sans pour autant quitter l’Islam. De plus, la guerre Iran-Iraq (1980-1988) a montré que le sentiment national était plus fort que l’appartenance religieuse (60 % des Iraquiens étant chiites).
Tous les observateurs attentifs s’accordent à constater que le régime des mollas est aujourd’hui usé. Son image d’obscurantisme médiéval a comme conséquence que, comme on peut s’en douter, les Iraniens sont de plus en plus dégoûtés de la religion. Finalement, la victime principale de cette situation est le monde musulman et les valeurs qu’il représente.