La civilisation islamique : L'Espagne musulmane
La grandeur de l’Espagne musulmane
Nous avons fait une entorse à la chronologie en omettant de parler de l’Espagne et du Maghreb dans la partie précédente. C’est à dessein, car pendant cette période où Bagdad rayonne et domine tout le monde musulman proche-oriental, l’Espagne et le Maghreb (excepté l’Ifriqiya) sont restés en marge. Nous avons préféré regrouper l’étude de cet espace musulman occidental dans une évocation qui s’étend du VIIIe au XVe siècle. Cette période peut se subdiviser en deux phases principales. Du VIIIe au XIe siècle, c’est la prépondérance de l’Espagne avec l’âge d’or du califat de Cordoue sous Abderrahman III et son fils Al Hakam II au Xe siècle. Puis la domination politique passe au Maghreb qui contrôle l’Espagne sous les dynasties almoravide et almohade tout en se laissant profondément imprégner par sa civilisation. Le territoire musulman en Espagne est progressivement rogné par la reconquête (reconquista) chrétienne tandis que le Maghreb se morcelle en trois États : les Mérinides à l’Ouest, les Abd al Wadides au Centre et les Hafsides à l’Est.
L’émirat omayyade d’Espagne
En 750, Abderrahman al Dakhil (« l’immigrant ») réussit à échapper au massacre de la dynastie omayyade par l’Abbasside Al Saffah et à gagner l’Espagne, où il créa en 756 un État organisé sur le modèle syrien, avec Cordoue comme capitale. Abderrahman Ier (756-788) s’efforça peu à peu de refaire l’unité de l’Espagne, qui avait vécu dans l’anarchie pendant les décennies suivant la conquête. Les difficultés paraissaient insurmontables ; il représentait en effet une dynastie étrangère sans appui naturel, dans un pays où s’affrontaient les groupes ethniques : Arabes Yéménites et Qai- sites. Berbères et Arabes, Espagnols convertis (muwal- ladun) et Espagnols restés chrétiens (mozarabes). Les juifs, qui avaient accueilli les Arabes en libérateurs et qui jouaient un rôle actif auprès du palais comme agents d’affaires, banquiers et médecins, vivaient isolés. L’Espagne restait à l’écart de la majeure partie du monde musulman, hors de l’autorité des Abbassides et fermée au nord par de petits royaumes chrétiens et au sud par de petits royaumes berbères kharijites. En dépit de nombreuses révoltes, Abderrahman Ier put, malgré tout, jeter les bases politiques et administratives de son émirat. La révolte la plus grave fut celle du gouverneur de Sarragosse Ibn al Arabi (778-782), révolte dont voulut profiter Charlemagne, mais on sait qu’il ne réalisa pas ses ambitions et que Roland mourut à Roncevaux en 778.
Une remarquable Stabilité Dynastique
L’émirat connut encore souvent des révoltes et des crises, le conduisant parfois au bord de la disparition. Ce qui fut extraordinaire, c’est que le pouvoir émiral sut s’en tenir à son rôle d’arbitre sans prendre le parti d’un clan. Malgré toutes les difficultés, la stabilité dynastique ainsi que la longueur des règnes furent remarquables. Les règnes d’Hicham Ier (788-796) et d’Al Hakam Ier (796-822) connurent encore des soulèvements et des révoltes, dont les plus graves furent celles de la population de Cordoue en 805 et 818. La répression, impitoyable, provoqua une émigration vers Fès où se forma le quartier des Andalous et vers Candie en Crète. Les émirs devaient mener une guerre incessante contre les Asturiens au Nord. Sous Abderrahman II (822-852) apparut un apaisement intérieur accompagné d’un renforcement de l’État et des finances. Il fallut pourtant lutter contre le péril représenté par les Normands, lorsqu’on vit ceux-ci s’emparer de Cadix et de Séville qu’ils pillèrent en 845. Peu après, les mozarabes de Cordoue se révoltèrent sous la conduite d’Euloge (850-859). Le règne de Muham mad Ier (852-886) connut encore de nombreuses révoltes et dissidences, parmi lesquelles celle d’Ibn Marwan al Djilliki, qui finit par créer une principauté autonome autour de Badajoz (886). L’émirat sembla encore à deux doigts de sa perte, lorsqu’un descendant chrétien d’un comte wisigoth, Omar ibn Hafsun, créa une principauté indépendante avec comme centre Bobastro, près de Malaga, d’où il ne cessa d’attaquer Cordoue (879-918).
Le califat de Cordoue : Abderrahman III
Le redressement fut opéré par Abderrahmane III qui régna un demi-siècle (912-961). Homme énergique, courageux, réaliste et organisateur, il réprima d’abord les révoltes et soumit tous les rebelles : il récupéra la principauté de Badajoz (929), prit Barbastro aux fils d’Omar ibn Hafsun qui avaient poursuivi la lutte de leur père, et rétablit son autorité sur les marches du Nord de l’Espagne. Il mena une politique active contre les États chrétiens du Nord et au Maghreb rivalisa avec les Fatimides pour le contrôle des routes sahariennes de l’or. C’est pour répondre à la proclamation du califat fatimide, qui constituait une menace, qu’Abderrahman III prit à son tour en 929 le titre de Calife et de Commandeur des Croyants, avec le surnom de « Nasir al Din Allah » (« défenseur de la religion d’Allah »). Face aux Fatimides, le calife de Cordoue incarnait le souvenir de la dynastie arabe de Damas et l’orthodoxie sunnite à un moment où le califat abbasside était en pleine décadence. La puissance arabe en Espagne se trouva alors à son apogée. La civilisation de l’Espagne musulmane semblait capable de rivaliser avec celle de l’Orient abbasside et surpassait de beaucoup celle de l’Occident chrétien. À Abderrahman III succéda son fils Al Hakam II (961-976), à la fois brillant homme de guerre et fin lettré. Il continua son œuvre, mais son règne fut beaucoup plus court.
La fin du califat
Le faible et débile Hisham II (976-1008) vécut séquestré dans le harem de son palais. Il laissa gouverner en maître absolu, en véritable dictateur, son chambellan (hadjib), Ibn Abi Amir. Cet homme cruel, animé par une ambition illimitée et doué d’une grande valeur militaire, remporta une série de victoires retentissantes sur les royaumes chrétiens du Nord qui lui Al Mansur valurent le surnom d’Al Mansur (Al manzor : « le victorieux »). Il s’empara de Barcelone, Léon et Saint-Jacques de-Compostelle dont il fit raser le sanctuaire en 997. À l’intérieur, il mata l’aristocratie arabe et réorganisa l’armée en faisant venir des contingents berbères. Il se fit bâtir aux environs de Cordoue une fastueuse résidence, Madinat-az-Zahira, pour rivaliser avec Madinat-az-Zahra qu’Abderrahman III avait édifiée. À sa 128 mort en 1002, un de ses fils lui succéda, mais il ne
gouverna que six ans. De 1008 à 1031, Al Andalus sombra dans la guerre civile. Profitant de l’absence de chefs capables, les particularismes locaux et ethniques, favorisés par le cloisonnement géographique, renaissent. Le conglomérat ethnique espagnol se dissocie et des partis formés sur l’origine ethnique s’affrontent : les « Andalous », c’est-à-dire les musulmans espagnols, les Berbères et les « Slaves » ou Esclavons regroupant tous les esclaves recrutés pour la garde personnelle du calife. Le califat disparut en 1031.
Les « reyes de Taifas »
Une multitude de petits États
L’Empire se démembra en une multitude de petits États aux mains de roitelets connus sous le nom de reyes de Taifas (muluk at tawaif : « rois de partis »). Sur les vingt-trois principautés que l’on comptait au milieu du XIe siècle, on peut citer les Hammudites de Malaga, les Zirites de Grenade, les Tugibites d’Alméria et Sarragosse, les Aftasides de Badagoz, les Dhu-n-Nunides de Tolède, les Abbadites de Séville. Ces États minuscules revendiquèrent tous l’héritage du califat andalou. L’épanouissement des sciences, des lettres et des arts fut extraordinaire dans les petites cours qui abritaient les poètes, les savants, les philosophes, médecins et artistes. Ces États ne purent pas résister à la poussée chrétienne du Nord ; la « reconquista » marqua des points et en 1085, la prise de Tolède par Alphonse VI fut ressentie comme une catastrophe. Le salut vint du Maroc avec les Almorávides qui réunifièrent Al Andalus. Cependant, l’Espagne ne sera plus que la vassale du Maghreb, simple province d’un vaste empire dont la capitale est Marrakech.
L’économie d’Al Andalus
Tous les géographes et voyageurs orientaux vantent la prospérité d’Al Andalus. L’agriculture était traditionnelle : céréales, olivier et vigne ; mais les Arabes ont beaucoup amélioré les systèmes d’irrigation dans les vallées et les zones littorales où ils ont développé les cultures du figuier, de la canne à sucre, du citronnier, du bananier et même du palmier-dattier (Elche). Ils ont aussi favorisé la culture des plantes aromatiques et colorantes (safran, coriandre, garance, henné) ainsi que des plantes textiles (lin et coton).
L’Espagne était également réputée pour ses ressources naturelles connues depuis l’Antiquité : l’or des régions de Lérida et de Grenade, l’argent de Murcie et de Béja, le fer du Guadalquivir, le cuivre de Tolède et d’Elvira, le plomb, le marbre blanc de la Sierra Morena et les onyx de la région de Grenade. Les géographes signalent aussi la richesse des pierres précieuses : lapislázuli, rubis… Tolède avait déjà une solide réputation pour la fabrication des armes. Cordoue s’était spécialisée dans la verrerie et surtout dans le travail du cuir (cordonnerie vient de Cordoue).
Les routes commerciales traversaient l’Espagne qui vendait ses huiles et ses tissus pour acheter du blé. Les esclaves, venus d’Europe orientale, après avoir transité par Verdun, y aboutissaient pour y être employés ou pour être convoyés vers l’Orient. L’Espagne, qui avait une vieille tradition urbaine, possédait de nombreuses villes enrichies par l’artisanat et le commerce. La plus importante était sans conteste la capitale, Cordoue. L’agglomération du Xe siècle était plus étendue que la ville actuelle. Ibn Hauqal affirme qu’aucune ville du Maghreb, de Syrie ou d’Égypte, n’était aussi vaste. Al Bakri parle d’un recensement effectué par Al Mansur qui dénombra 471 mosquées, 213 077 maisons occupées par le peuple, 60 300 maisons occupées par les fonctionnaires et l’aristocratie, 80 455 boutiques… Ces chiffres sont sans doute exagérés, mais donnent une idée de l’importance de la ville.