La découverte des apôtres : Jésus-serviteur
Dans ces propos de Jésus lui-même, les apôtres ont trouvé la clé qui leur manquait pour comprendre ce Messie inattendu. Et, visiblement, c’est le portrait du Messie-Serviteur qui leur a permis de pénétrer dans le mystère du Messie crucifié.
La méditation de la croix
Les apôtres avaient encore dans les yeux la passion de Jésus : son arrestation, le procès perdu d’avance ; cet homme humilié, ridiculisé, flagellé, meurtri, peinant dans la marche au supplice ; le crucifié pantelant, agonisant entre deux malfaiteurs, subissant jusqu’au bout les sarcasmes de ses bourreaux et parfois même de la foule. Et, pour terminer, son pauvre corps déposé dans un tombeau voisin.
Et pourtant, pendant le court procès, il n’avait rien dit pour se défendre et crier son innocence ; pas une plainte n’était sortie de sa bouche ; ses seules paroles étaient de souci pour les siens (« Femme, voilà ton fils », a-t-il dit à Marie en la confiant à Jean), ou bien
encore des prières : Luc a retenu : « Père, pardonne- leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 22, 33).
Alors ils se sont souvenus du portrait que brossait Isaïe du Serviteur souffrant : « Son apparence n’était plus celle d’un homme, son aspect n’était plus celui des fils d’Adam… Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui on cache son visage… Brutalisé, il s’humilie ; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir… Sous la contrainte, sous le jugement il a été enlevé… Il a été retranché de la terre des vivants… On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eût pas de fraude en sa bouche » (Isaïe 52-53 extraits).
Les apôtres de Jésus connaissaient par cœur tous ces textes, d’autant plus que, depuis Isaïe, on les relisait souvent. On en a la preuve dans les écrits qui circulaient dans les communautés juives à l’époque ; des écrits qui ne font pas partie de la liste officielle de l’Ancien Testament, mais qui étaient néanmoins très répandus. Et tous avaient en tête la phrase de Zacharie : « Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé. » C’est ainsi que Jean a compris que Jésus était bien celui qui apportait le salut au monde ; puisqu’il cite littéralement cette phrase de Zacharie à propos de la mort de Jésus (Jean 19, 37).
On savait aussi ce que Dieu avait promis : « Voici que mon serviteur triomphera, il sera haut placé, élevé, exalté à l’extrême. De même que les foules ont été horrifiées à son sujet, de même à son sujet de foules de nations vont être émerveillées… » (Isaïe 52, 13). Là encore, pour les disciples témoins de la Résurrection, le rapprochement entre Jésus et le Serviteur décrit par Isaïe était irrésistible. Car la Résurrection était l’exaltation suprême, bien au-delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer. A tel point que les premiers chrétiens parlaient de la croix de Jésus non comme d’un instrument de supplice mais comme d’un trône de gloire !
Le mystère du salut
Une fois Jésus identifié comme Messie-Serviteur, le projet de Dieu se dévoilait dans sa cohérence : Jésus était bien le Messie, celui qui apporte au monde le salut attendu ; mais il lui avait fallu pour cela affronter les souffrances du Serviteur ; Jésus lui- même a employé cette expression « il fallait » ; c’était dans sa rencontre avec les deux disciples d’Emmaüs, le soir de Pâques : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (Luc 24, 26). Il ne s’agit pas là d’une exigence de Dieu pour « apaiser son courroux » comme certains ont pu le dire, ou pour acquérir des mérites à porter à notre crédit ; cela ne veut pas dire non plus « c’était écrit, programmé » ; cela veut dire plutôt : « c’est dans la ligne de l’œuvre de Dieu ».
Alors, pour les disciples, tout est devenu lumineux : bien sûr, pour que l’humanité connaisse enfin son Dieu et puisse vivre en Alliance avec lui, il fallait bien que notre Dieu se fasse connaître tel qu’il est vraiment et non pas tel que nous l’imaginons. Seul le Fils, image parfaite du Père pouvait nous le donner à contempler : « Qui m’a vu a vu le Père », a dit Jésus lui-même (Jean 14, 9) ; bien sûr, le Dieu d’amour et de pardon ne pouvait qu’aller jusqu’au bout de l’amour et du pardon ; bien sûr, l’Alliance d’amour parfaite entre Dieu et l’humanité ne pouvait être scellée que dans l’homme-Dieu, celui qui est l’amour même. Bien sûr, pour nous apprendre à surmonter la haine avec la seule force de l’amour, il fallait qu’il affronte lui-même la haine et la dérision ; bien sûr, pour nous entraîner au-delà de la mort, dans la lumière de la Résurrection, il fallait qu’il traverse lui- même la mort ; bien sûr, le Dieu de la vie ne pouvait être révélé que dans la vie redonnée au Ressuscité ; ce « il fallait », Jésus lui-même l’a expliqué à Pilate au cours de sa Passion : « Je suis né, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité… » (Jean 18,37).