La lucidité
Comme pour toute navigation, avancer dans la vie exige de faire pério-diquement le point. Il nous faut savoir où nous en sommes, savoir ce dont nous sommes capables et savoir ce que nous voulons faire.
Bien nous connaître est un préalable indispensable. Une bonne part des malheurs dont nous souffrons provient de nos illusions sur notre état, nos capacités ou les objectifs que nous pouvons atteindre. La morosité ou la jalousie sont le fruit quasi inévitable des erreurs de diagnostic que nous pouvons faire à propos de nous-mêmes.
Pour éviter ces illusions, il faut évidemment une certaine dose d’humilité, il ne s’agit pas de nous sous-estimer, ce qui pourrait étouffer toute envie d’agir, mais d’être attentif à la réalité de l’équilibre entre nos qualités et nos défauts.
La pire ennemie de la lucidité est cette forme d’orgueil qui nous fait prendre nos désirs pour la réalité. Pour rester conscient, La palice aurait dit qu’il faut avoir une conscience.
La conscience morale, quelle que soit sa nature, doit s’éduquer, précisément en s’efforçant de percevoir à quoi mène notre comportement.
Plutôt que d’édicter des interdits qui suscitent la révolte, les éducateurs devraient dépeindre le mal que nos actes, nos paroles ou nos attitudes peuvent provoquer. Il est même surprenant que les programmes officiels d’éducation civique n’insistent pas plus sur les conséquences parfois dramatiques de gestes que leurs auteurs jugent, par inconscience, anodins et sans gravité : une vie de femme gâchée après le traumatisme d’un viol un blessé qui meurt parce qu’un voyou a détraqué un téléphone public un employé qui se tue à la suite d’un licenciement abusif…
Mais c’est aussi à l’égard de nous-mêmes que nous ne mesurons pas toujours les conséquences de nos actes ou de nos choix. Être lucides sur ce que nous sommes n’est pas un exercice intellectuel de désœuvré blasé c’est une nécessité pour chacun de nous. La réussite de notre vie, qu’elle soit professionnelle, familiale, sociale ou spirituelle, dépend de notre lucidité. Heureusement, celle-ci s’améliore avec l’expérience. La vie se charge de nous faire perdre les illusions excessives que nous pouvons nourrir sur nos capacités. Simultanément, plus l’âge avance plus nos possibilités de choix se restreignent ; elles deviennent nulles au moment de la mort. Il ne faut donc pas trop compter sur notre expérience pour faire des choix intelligents, nous risquons de l’acquérir trop tard.
Une solution consiste à profiter de l’expérience des autres, mais ce n’est pas toujours facile : la situation de chacun d’entre nous est unique et les changements de la culture et des mœurs exigent désormais un décodage de l’expérience de nos aînés. De même si nous faisons appel, à défaut de confesseur, aux conseils d’un ami ou d’un psychiatre, il faudra encore rester assez lucides pour juger de la valeur de leurs avis à notre endroit.
En outre, un jugement sur un événement particulier peut être bon en soi mais conduire à une vision d’ensemble erronée parce qu’il ne prend en compte qu’un aspect de la réalité.
La meilleure façon de prendre de l’altitude est de rattacher la lucidité à Dieu. Rien n’interdit aux incroyants de sourire mais pour ceux qui ont la chance – ou la grâce – de croire, ils seraient bien sots de ne pas en profiter.
L’expérience des croyants est convergente sur ce point ; dans les situations embrouillées où les choix sont difficiles ou même déchirants, la prière apporte le plus souvent une réponse sur l’attitude à tenir. Peut-être n’est-ce là que l’effet d’une simple méditation qui dépassionne le débat de la conscience, peut-être est-ce réellement une réponse de Dieu : les croyants sont convaincus de cette dernière interprétation, ne serait-ce qu’à cause du caractère parfois imprévisible de la solution suggérée : la perspective de Dieu sur les événements est très différente de la nôtre puisque nous sommes affligés de myopie et sommes dépendants du temps.
L’importance de la lucidité est telle que nous ne devons négliger aucun moyen, même surnaturel, pour la développer. Mais, prière ou pas, la lucidité ne peut s’acquérir sans une bonne dose d’humilité intellectuelle.