La mystique musulmane : le soufisme
Dans l’islam, il y a toujours eu des mystiques, des « assoiffés de Dieu », qui cherchent à entrer en communion avec lui. Alors que les rationalistes mutazilites ou asharites se servaient de la raison pour éclaircir les questions se rapportant à Dieu et aux hommes, les soufis se placent sur un terrain totalement différent, car ce qu’ils recherchent, c’est une règle de vie, et ils se laissent conduire uniquement par le sentiment.
Origine du soufisme
Le nom « soufisme » vient de la robe de laine (suf : laine) que portaient ses adeptes. On a longtemps cru que le soufisme dérivait du monachisme chrétien, très ardent en Égypte et en Syrie, ou de l’ascétisme bouddhiste, mais il semble bien que le mysticisme naquit spontanément en Islam. Le Prophète pouvait d’ailleurs apparaître comme un exemple de mystique, quand il se retirait dans la grotte du mont Hira. Les mystiques musulmans s’appuyaient sur quelques versets coraniques : « Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui » {Coran, II, 156) ; « Dis : suivez-moi, si vous aimez Dieu. Dieu vous aimera et vous pardonnera vos péchés » {Coran, III, 31) ; et : « ô vous qui croyez ! Quiconque d’entre vous rejette sa religion… Dieu fera bientôt venir des hommes ; il les aimera, et eux aussi l’aimeront » {Coran, V, 54). Le terme de soufi fait son apparition à Kufa vers le milieu du VIIIe siècle pour désigner les ascètes. Les premiers soufis, comme les moines chrétiens, mettent l’accent sur la pénitence, le repentir, la lutte contre les passions, l’amour de la pauvreté, la soumission totale à Dieu, et enfin la méditation qui pouvait conduire à l’extase.
Les premiers mystiques
Hasan al Basri (mort en 728) ne se retira pas du monde, mais il mena une vie droite en invitant ses amis à imiter sa conduite.
Rabia (morte en 801), une ancienne courtisane joueuse de flûte, convertie et repentie, vécut en recluse à Basra. Elle composa ce poème : « Je t’aime de deux amours : amour visant mon propre bonheur et amour vraiment digne de toi. Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe à ne penser qu’à toi et à nul autre. Et quant à cet amour digne de toi, c’est que tes voiles tombent et que je te vois ».
Les premiers soufis ajoutent aux cinq prières rituelles des litanies (dhikr), répétition inlassable du nom d’Allah. Ils se détournent du monde extérieur mais n’inquiètent pas l’orthodoxie.
Le heurt du soufisme et de l’orthodoxie aux IXe et Xe siècles
Des mystiques d’un type nouveau apparaissent ensuite, marqués par les doctrines néo-platoniciennes, dont ils retiennent l’idée que le monde n’est qu’apparence et illusion, et qu’il faut lui échapper pour atteindre Dieu et essayer de s’identifier à lui. Par cette prétention, ils indignent et choquent les traditionnistes.
Al Bistami (mort en 874) est connu par ses disciples. Il développe l’idée de l’anéantissement de la personnalité en Dieu et certaines de ses proclamations comme « Gloire à moi, que grande est ma majesté » ne manquèrent pas d’inquiéter.
Tirmidhi insiste sur l’amitié ( walaya) avec Dieu. En mettant l’ami de Dieu, le saint, au-dessus de tous, y compris les prophètes, Tirmidhi alarma les traditionnalistes.
Al Djunayd (mort en 911) voulut arriver au dépouillement complet du moi, à l’extinction de l’homme en Dieu, et il poussa à l’extrême l’ascèse physique et morale.
Vie et passion d’Al Halladj
Al Halladj est le plus connu des soufis de cette époque, par ses procès qui le conduisirent au supplice à Bagdad en 922 (connu aussi par la belle thèse que lui a consacré L. Massignon). Il parcourut le monde musulman en prêchant partout, voulut convertir les Hindous et les Turcs, et fréquenta des hommes de toutes tendances religieuses, ce qui lui valut à maintes reprises d’être accusé d’hérésie. Il franchit les limites permises par l’orthodoxie et alla jusqu’à proclamer sa fusion avec Dieu : « Je suis celui que j’aime et celui que j’aime est moi, nous sommes deux esprits demeurant dans un seul corps ; si tu me vois, tu le vois ; si tu le vois, tu nous vois tous les deux » ; ou bien encore : « Si vous ne reconnaissez pas Dieu, reconnaissez au moins ce signe. Je suis ce signe. Je suis la vérité créatrice, parce que par la vérité, je suis une vérité éternellement. » Sous l’accusation de prétendre à la divinité, il fut arrêté et emprisonné au palais califal où il eut encore l’audace de plaire au calife et à sa mère. Enfin, ayant déclaré : « Ce qui compte, c’est de tourner sept fois autour de la Kaaba de son cœur », formule par laquelle il semblait se moquer de l’obligation du pèlerinage à un moment où les qarmates en coupaient la route, il fut accusé d’être un propagandiste qarmate et il fut pendu.
Les juristes, défenseurs d’une communauté fondée sur la loi, ne pouvaient accepter qu’on place l’expérience personnelle au-dessus d’elle et qu’on dédaigne les rites de la religion. Les soufis représentaient aussi un danger social et politique, car ils méprisaient les honneurs et fustigeaient le luxe et l’immoralité. Ils vivaient en outre au milieu du petit peuple déshérité et exerçaient une profonde influence sur lui.
La réconciliation du soufisme et de l’orthodoxie
Le grand théologien Al Ghazali (1058-1111) estima que le raisonnement et la pratique des rites ne suffisaient pas, et que l’essentiel était plutôt « le culte divin du cœur, une prière intérieure, le moyen intérieur que possède la conscience humaine pour s’approcher de Dieu ». Il adopta le soufisme sans cependant rejeter le droit (il appartenait à l’école shafiite) qu’il enseignait à la medersa Nizamiya de Bagdad ainsi que la théologie. En insistant sur l’obligation des pratiques rituelles et en estimant que la connaissance théologique devait être complétée par l’amour de Dieu, il réconcilie solidement soufisme et orthodoxie. Plus tard, apparaîtront les grandes confréries et le culte des saints.