Le Bouddha et les grands Bouddha
Si, dans le bouddhisme des écoles du Sud, les types de représentation du Bouddha historique, Siddhârtha Gautama Shâkyamuni, Celui-là même qui vécut et prêcha dans le nord de l’Inde au VI siècle avant notre ère et dont la doctrine philosophique donna naissance aux diverses « religions » bouddhiques qui s’épanouirent par la suite en Asie, sont relativement peu nombreux, et réduits à symboliser quelques « moments » de Sa vie terrestre, les représentations imaginées par les tenants des diverses sectes du Mahâyâna sont extrêmement nombreuses et diversifiées. On nomme ces aspects des Tathâgata (jap. Butsu, Nyorai; chin. Rulai). L’épithète de « Bouddha » signifie « Celui qui est éveillé », « Celui qui a atteint la Bodhi » (c’est-à-dire la Connaissance suprême, la Vérité) et qui n’est plus soumis au cycle des renaissances. Dans tout le bouddhisme, le personnage historique du Bouddha est devenu, plutôt qu’une divinité, un exemple de perfection que tous ceux qui veulent faire leur salut personnel, ou qui désirent se dévouer pour aider les autres à le réaliser, doivent suivre. De nombreuses fois représenté, tant en peinture qu’en sculpture, plus souvent encore décrit dans les récits que colportaient les moines ou mis en relief dans les histoires édifiantes racontées aux gens du peuple (légendes ou contes des Jâtaka), le personnage du Bouddha est rapidement devenu familier aux foules de l’Asie, autant en Inde, où on Le désigne sous le nom de Bouddha, de Jina ou de Tathâgata, qu’en Asie du Sud-Est, au Tibet, en Chine, en Corée et au Japon (où le populaire Le désigne, sans bien concevoir Son historicité ni mettre en doute les actions qu’on Lui prête, du nom générique de Hotoke, terme qui est également appliqué à ses divers aspects ainsi qu’à toutes sortes d’autres divinités bouddhiques ou syncrétiques). Dans les pays où les doctrines du Mahâyâna triomphèrent, le peuple n’a, semble-t-il, jamais été très soucieux de faire des différences marquées entre les noms des diverses « fonctions divines » qu’il vénérait, sauf les moines et les lettrés, bien sûr. De même qu’on attribue à ces Hotoke ou Bouddha de très nombreuses épithètes, on les vénère de manière différente selon les pays, les époques, les sectes… et les individus. Si les sectes du Petit Véhicule, à l’exception peut-être des Mahâsâmghika, n’admettent qu’un seul Bouddha historique à la fois dans le temps (Gautama aurait été précédé dans les Kalpa, ou ères antérieures, de nombreux autres êtres eux aussi arrivés à l’état d’« éveillés » à la Connaissance parfaite), la plupart des sectes du Mahâyâna en acceptent plusieurs. Ces divers Bouddha ne seraient, selon l’interprétation de Paul Mus, que les représentations de divers « moments » caractéristiques de la carrière du seul et unique Bouddha historique dont l’existence est attestée. Les sectes du Mahâyâna ont généralement groupé les divers aspects du Bouddha pour en faire l’objet d’une vénération collective ; cependant, elles les considèrent tous comme des expressions différentes d’une même Réalité immanente. C’est ainsi, par exemple, que les moines et religieux ont été amenés à vénérer ensemble deux Bouddha, Shâkyamuni (le Bouddha historique) et Prabhûtaratna, un Bouddha des âges passés, ou bien des groupes de trois divinités correspondant à des « corps de transformation» (Nir- mânakâya ; jap. Busshin ; chin. Yinghua), vénérées en tant que « triades cosmiques » (jap. Sanzon). Ils considèrent également les Quatre Bouddha de l’espace (résidant aux quatre horizons6 et les gouvernant), et enfin un autre groupe de cinq Bouddha qui assument, selon les textes ésotériques et les deux grands mandala du Vajradhâtu et du Garbhadâtu, des noms différents, en ayant toutefois un commun dénominateur en l’aspect divin « total » du Grand Bouddha solaire Mahâvairochana (jap. Dainichi Nyorai), transfiguration purement divine (au sens occidental de cet adjectiO, omnisciente et omnipotente de la personnalité humaine du Bouddha, parfois qualifié dans certaines sectes (du lamaïsme tibétain surtout) d’Adi-Buddha ou « Bouddha primordial ». Il faut aussi ajouter à ces groupes artificiels faisant partie des mandala ou des croyances de certaines sectes (qui tentent ainsi une explication cosmique de la Divinité) d’autres groupes, pratiquement ignorés au Japon et n’y faisant l’objet d’aucune vénération particulière, dont celui des Sept Bouddha du passé ou Manushi-Buddha (Shâkyamuni et les Six Eveillés l’ayant précédé). Quant au populaire, il en est venu, par syncrétisme, à assigner (tout comme nous l’avons fait dans le calendrier chrétien) à chaque jour du mois son Bouddha spécifique, formant ainsi un ensemble de divinités plus théoriques que pratiques (surtout au Japon) et qui sont plus ou moins invoquées au cours de cérémonies particulières à chaque secte.
Cependant, au Japon comme en Chine, on ne reconnaît en réalité qu’un petit nombre de ces Jina (d’un terme sanskrit signifiant « vainqueur », appelés Nyorai au Japon, Dhyâni-Buddha par certaines sectes du Tibet, Rulai en Chine), les autres étant laissés aux soins des savants religieux, aux exégètes des Ecritures sacrées (sâtra) et aux dévotions des mystiques et pratiquants de disciplines particulières (sâdhaka). Les plus vénérés de ces Grands Bouddha sont donc le Bouddha historique, Shâkyamuni, un Bouddha « guérisseur » par excellence (Bhaishajyaguru), et, parmi les Grands Bouddha de sagesse que nous étudierons plus loin, Amitâbha dont la popularité fut, tant au Tibet qu’en Chine, en Corée et au Japon, immense. Quant aux autres Bouddha et Jina, Bouddha de sagesse ou de méditation, représentés sous des noms et des aspects différents selon qu’ils sont considérés par les doctrines ésotériques ou populaires et la place qui leur est assignée dans la cosmologie religieuse, ils ont connu, au cours des âges et selon les pays, des faveurs fort diverses. Cependant, malgré leurs dénominations nombreuses et la diversité des aspects qui leur ont été donnés, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont que des apparences d’une même Réalité, transcendentale et immanente. Ils n’existent qu’en tant que modèles de perfection, guides suprêmes des hommes cheminant vers une Vérité totale qui, une fois atteinte, devrait permettre aux fidèles de s’évader définitivement du cycle infernal des renaissances (Samsara) inhérent au monde d’impermanence de cette vallée de larmes de l’existence où, selon les paroles mêmes du Bouddha Gautama, tout n’est que douleur. Ils peuvent ainsi parvenir au but suprême de l’existence, au Nirvana, c’est-à-dire à la cessation de tout désir ou encore à l’union intime avec le Grand Tout, à la Connaissance totale de soi-même, en fait à la Permanence, à la Grande Paix. Le bouddhiste ne recherche pas la surhumanité ni un bonheur illusoire qui peut, selon les individus et les sociétés, prendre des formes totalement différentes les unes des autres. Obligé de vivre dans un monde troublé, il n’aspire qu’à la cessation de ce trouble, au repos de l’âme, à la paix des sens. Et les exemples sont légion de cette recherche désespérée des âmes de l’Asie, à travers les pratiques des cultes populaires comme à travers les extases mystiques ou les expériences du zen, qui nous montrent l’homme ayant accompli sa tâche terrestre (ou croyant l’avoir accomplie, ce qui revient au même), sans excès mais avec zèle, brusquement décidé à rechercher la paix ultime en abandonnant le siècle pour se raser la tête, prendre un nom et l’habit religieux, et se retirer dans un monastère ou en quelque ermitage perdu dans la nature.
Attributs caractéristiques des images du Bouddha
Les Bouddha peuvent être représentés en « Bouddha simple » ou en « Bouddha paré ». Le Bouddha simple (quel que soit le nom qu’on lui donne) est presque toujours représenté vêtu d’une robe monastique lui couvrant l’épaule gauche ou les deux épaules. Dans quelques rares cas, il est torse nu. Le Bouddha paré est vêtu en prince, avec de nombreux bijoux et une couronne. Il peut être debout ou assis. Mais dans tous les cas il possède quelques signes distinctifs tels que les longs lobes d’oreille (de même que les Bodhisattva), souvenir des nobles de l’Inde ancienne qui avaient leurs oreilles étirées par le poids des bijoux; la protubérance crânienne, souvenir du chignon de cheveux des premières représentations du Bouddha, appelée ushnîsha, et une touffe de poils blancs au milieu du front ou entre les sourcils d’où est censée émaner la lumière : cette ûrnâ est la plupart du temps symbolisée par une tache (protubérante ou non) ronde, ou un joyau. D’autres signes peuvent être distinctifs des Bouddha (la tradition en énumère trente-deux principaux et de nombreux autres, accessoires, pouvant aller jusqu’à cent huit en tout) tels que les mains aux doigts palmés, le nez « comme celui d’un perroquet » (surtout au Siam et au Laos), mais ils peuvent varier selon les types ou les régions. C’est ainsi que l’ushnîsha de la plupart des représentations du Bouddha à Ceylan et dans le Sud-Est asiatique est surmonté d’une flamme plus ou moins stylisée. Mais quelles sont ces divinités, ces êtres divinisés, ces Grands Bouddha auxquels l’imagination des hommes a conféré des formes visibles, sculptées, gravées ou peintes, afin qu’elles puissent toujours être présentes pour lui, si oublieux de ses devoirs, afin de lui rappeler sans cesse la réalité de l’existence et au besoin le guider sur le fil du rasoir du chemin hérissé d’épines qui conduit vers elle ? C’est ce que, maintenant, nous allons essayer d’exposer.