Le pouvoir au sein de l’Église catholique
Curieusement les fondateurs de grandes religions s’inquiètent peu de leur succession. Bien que décédé à 80 ans, Bouddha n’a pas pris le temps de structurer son enseignement ni même de laisser un testament : il avait atteint le nirvana et cela lui suffisait certainement. Mais, plus curieux, le prophète Mahomet ne reçut d’Allah aucun message précis sur la façon d’organiser sa succession. Il s’en est suivi de nombreuses luttes, souvent mortelles, pour l’obtention du pouvoir et la communauté musulmane se trouva très rapidement divisée. Quant au Christ, mort très jeune, contrairement à Mahomet décédé à 62 ans, il parla peu de la « remise-reprise » bien que, d’après les textes évangéliques, il savait sa mort prochaine. Les principales paroles concernant directement sa succession et l’organisation de son Eglise sont : « Eh bien ! moi je te dis : ton nom est Pierre ; sur cette pierre je construirai mon Eglise, et la puissance de la mort ne l’emportera pas sur elle. Je te donne les clefs du royaume des cieux. Sera lié pour Dieu tout ce que tu lies sur la terre et délié tout ce que tu délies » (Mt 16, 18-19).
Les exégètes discutèrent beaucoup sur la portée de cette promesse : valait-elle aussi pour les successeurs de Pierre ou uniquement pour lui ? Evidemment les successeurs ont tranché en leur faveur. Si l’interprétation est juste, Dieu a dû avoir de nombreux cas
de conscience à résoudre au vu de tout ce que les papes ont « lié » sur terre ! Les instructions laissées par Jésus à ses disciples sont claires : « Tout pouvoir m’a été donné dans les cieux et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint, leur apprenant à garder toutes mes prescriptions. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 19-20).
D’abord sans structure bien définie, la jeune Eglise prit naissance autour des apôtres ; mais rapidement une hiérarchie émergea presque spontanément. Michel Clévenot, dans le premier livre de sa passionnante Histoire nouvelle du christianisme (1981), nous dit en commentant la lettre de Clément aux Corinthiens comment cette église informelle et fraternelle allait rapidement se structurer et devenir une « monarchie » de droit divin. Clément, alors responsable de l’Église de Rome, n’hésite pas à intervenir dans l’Église de Corinthe pour faire rentrer chacun dans le rang « au nom de la paix et la concorde, indispensables à la stabilité ». Pour justifier son intervention il cite en modèle l’armée qui n’était pas vraiment celui choisi par le Christ : « Considérons les soldats qui servent sous nos chefs : quelle discipline ! Quelle docilité ! Quelle soumission pour exécuter les ordres ! Tous ne sont pas préfets, ni tribuns, ni centurions, ni cinquantenaires ; mais chacun en son rang exécute les ordres de l’empereur ou des chefs. Les grands ne peuvent être sans les petits, ni les petits sans les grands ! » Et après avoir rappelé la « sempiternelle » comparaison avec le corps : la tête sans les pieds n’est rien, etc., Clément tire les conclusions trop prévisibles : les inégalités naturelles et sociales baptisées « charismes » (dons de Dieu) pour la circonstance, doivent être scrupuleusement respectées et maintenues : « que le fort prenne soin du faible, que le faible respecte le fort, que le riche fournisse aide au pauvre, que le pauvre remercie Dieu de lui avoir donné quelqu’un pour suppléer à son indigence… » Enfin pour terminer, une noble pensée pour les dames : « Dressons nos femmes au bien ! » Clément justifie pour la première fois la hiérarchie ecclésiastique par « une filiation audacieuse » : Jésus a été envoyé par Dieu, il a envoyé les apôtres qui ont établi des évêques, des diacres et des presbytres […]. La « succession apostolique » est fondée ! Ainsi, au lieu de rompre radicalement avec le « césarisme » de l’empire, un certain christianisme commence à lui emprunter « les bottes de l’impérialisme et du centralisme ».
Cette forme centralisée du pouvoir a-t-elle eu une influence sur le développement du catholicisme ? Très probablement car un système trop centralisé est évidemment beaucoup plus rigide qu’un système décentralisé. Le mode d’élection actuel du pape qui détient
« le pouvoir législatif suprême, un droit de regard suprême et l’autorité judiciaire la plus haute » renforce encore le conservatisme de l’Église. A ses débuts, aucune prescription ne réglementait l’élection du pape : l’évêque de Rome était élu par le clergé romain et par le peuple. Ce n’est qu’au cours des premiers siècles que le corps électoral se réduisit au seul clergé. Au XIe siècle, Nicolas II décide que seuls les cardinaux-évêques participeraient à l’élection du pape et au XIIIe siècle sera adoptée la forme du conclave encore appliquée aujourd’hui.
Cet embryon de démocratie au sein de l’Église ne l’empêche pas d’être une gérontocratie : « Comment voulez-vous que l’Église change ? Ce sont des vieux qui élisent un vieux qui lui-même désignera les vieux qui éliront son successeur… » disait récemment un théologien protestant quelque peu déçu des contacts œcuméniques qu’il avait eu avec le Vatican. Ce système ne présente pas trop d’inconvénients dans un monde immobile, mais, dans une société où les idées et les connaissances évoluent de plus en plus rapidement, il entraîne une rupture totale entre le sommet et la base. C’est ce qui est arrivé dans l’empire soviétique dirigé, avant l’arrivée de Gorbatchev, par des vieillards dogmatiques complètement déconnectés de la réalité.
Malgré les rigidités d’une telle structure, les idées de la majorité finissent toujours par s’y imposer mais avec un retard d’une ou deux générations, parfois d’un ou plusieurs siècles. Ainsi a-t-il fallu attendre 356 ans – et 12 années de travaux en commission – pour que l’Église reconnaisse le bien fondé des théories de Galilée et deux siècles pour qu’un pape – Paul VI – propose, comme solution au problème démographique, la méthode préconisée par le pasteur Malthus, à savoir la « paternité responsable ».
L’histoire des chrétiens est essentiellement celle des luttes de pouvoir, d’une part, entre les catholiques et la papauté par conciles interposés et, d’autre part, entre les différentes religions chrétiennes. Cette lutte est loin d’être terminée. Actuellement l’histoire semble même bégayer au sein de l’Église catholique. Il est vrai qu’une structure inchangée produit les mêmes effets et entraîne les mêmes attitudes, les mêmes réflexes. Ainsi Michel Clévenot (1992) nous parle des effets du Syllabus du pape Pie IX : « Loin d’affaiblir l’autorité pontificale, cette démonstration d’intransigeance la porte au zénith. Elle vient couronner une stratégie ultramontaine qui était parvenue, non sans mal, à imposer partout la liturgie romaine, la théologie romaine, la centralisation romaine. Les évêques qui résistent sont tancés, malmenés […], puis remplacés par de plus dociles. Les jésuites, fer de lance de l’opération, travaillent systématiquement au renforcement du pouvoir papal ». Ne suffit-il
pas de remplacer « les jésuites » par « l’Opus Dei » pour adapter cette description de l’Église au temps présent ?
L’organisation, la structure de l’Église sont telles que, toujours, les papes éclipsent les conciles : ceux-ci, plus démocratiques, ont le tort de devoir être convoqués par les papes et de ne durer que quelques mois ou quelques années. Ensuite pratiquement tout redevient comme avant : le pouvoir absolu se concentre à nouveau dans les mains du pape et de la curie qui agissent, qui orientent les décisions conciliaires suivant leur bon vouloir. Ainsi voit-on Jean- Paul II refermer doucement les portes entrouvertes par Vatican II malgré des discours d’ouverture. Par exemple, le charisme féminin est vanté mais les femmes sont « définitivement exclues du sacerdoce ».
Jean-Paul II est on ne peut plus clair sur son rôle hiérarchique. Dans un document publié sur Certains aspects de l’Eglise comprise comme communion, le cardinal Josef Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, rappelait en janvier 1992 que, dans l’Église, tout vient du sommet. Sont donc dans l’erreur le Christ d’abord lorsqu’il disait « Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 20), ensuite ceux qui croient pouvoir dire que « l’Église naîtrait de la base ». Quant à l’œcuménisme, « il faut que les catholiques s’engagent par la prière, la pénitence, l’étude et la collaboration afin que […] grâce à une nouvelle conversion au Seigneur, il soit possible à tous de reconnaître la permanence du Primat de Pierre dans ses successeurs » (Le Soir, 16 juin 1992). Bref le bon peuple doit prier avec ferveur pour renforcer les pouvoirs du chef suprême.