Les ambitions des religions
En quoi les religions sont-elles plus ambitieuses que les philosophies ? Chaque religion ne comporte-t-elle pas sa propre philosophie ? A vrai dire, comme on l’a vu, certaines religions, comme le confucianisme et, dans une certaine mesure, le bouddhisme, ne sont que des philosophies puisqu’elles se passent de Dieu. C’est bien Dieu en effet qui donne aux religions un plus par rapport aux philosophies. Encore faut-il que Dieu se manifeste, sinon l’homme reste seul avec lui-même et Dieu reste une hypothèse philosophique parmi d’autres.
Bien sûr, on peut dire que Dieu se manifeste dans la Création, mais on ne voit pas en quoi cette affirmation, qui ressemble à une hypothèse, peut aider à la solution des problèmes de l’existence.
Les religions n’en restent donc pas là et toutes admettent des interventions divines sous des formes diverses.
C’est la façon dont les religions perçoivent l’intervention de Dieu dans le monde qui les différencie principalement :
– Pour les animistes, et plus généralement ceux qui ont une conception superstitieuse de leur religion, quelle qu’elle soit, le divin se manifeste dans les phénomènes les plus naturels, tels que les maladies ou la pluie. L’ambition de la religion est alors de type « magique » : elle consiste à s’attirer la bienveillance du pouvoir surnaturel qui provoque ou maîtrise ces phénomènes grâce à des offrandes appropriées de prières ou de sacrifices. La divinité avec laquelle on pratique ce genre de troc est généralement assez familière, on lui parle aisément et l’on attribue à ses sautes d’humeur le résultat aléatoire du culte. Nous reviendrons plus loin sur la constatation importante que des adeptes de religions non animistes se comportent à l’égard de Dieu comme les animistes que nous venons de décrire. C’est apparemment le cas de la majorité des bouddhistes des écoles tibétaine (tantrique) et chinoise (Grand Véhicule), mais aussi celui de certains chrétiens ou musulmans qui n’ont pas assimilé leur religion.
~ Pour les religions qui se réfèrent exclusivement à un livre révélé et dont les archétypes sont le judaïsme et l’Islam, Dieu s’est fait connaître par sa seule parole. L’ambition de la religion est alors de modeler le comportement du croyant par l’observation des règles écrites dans le Livre, complétées par des commentaires établis pour les besoins de l’actualité.
Si le fidèle suit scrupuleusement les dispositions édictées, il sera sauvé sinon il sera soumis au châtiment de Dieu. Ainsi, le fait de reconnaître un Dieu unique le place à une altitude telle que seule la voie de l’obéissance paraît ouverte à l’homme : Dieu a d’infinies qualités de miséricorde mais il peut être également terrible. Dans l’ignorance de l’attitude qui prévaudra à notre égard, nous devons avant tout faire preuve de soumission (rappelons que c’est le sens du mot Islam en arabe).
– Le christianisme apporte une nouveauté tout à fait originale en matière religieuse : c’est l’affirmation, parfaitement contraire au raisonnable que Dieu s’est fait Homme. La vie terrestre de ce « Fils de Dieu » annoncé par la Bible est la démonstration que Dieu est Amour, qu’il s’offre à tous les hommes désireux de le connaître. C’est parce que Dieu est Amour qu’il ne s’impose pas, laissant à chacun la liberté d’aller ou non vers lui. La mort qu’il a subie montre jusqu’où l’amour doit être prêt à aller. Sa résurrection est le signe de sa maîtrise de la mort et de la véracité de son message.
Depuis plus de 2 000 ans de christianisme, on ne perçoit peut-être plus autant à quel point le christianisme constitue une véritable révolution religieuse. Le judaïsme et l’Islam, les autres religions monothéistes, jugent incroyable et scandaleux de croire que Dieu ait pu exprimer ainsi son amour pour les hommes. Il y a effectivement un gouffre entre le Dieu que révèle le christianisme et celui des autres religions. Toutefois, il existe aussi une certaine gradation, une progression, dans les messages des trois grandes catégories de religions que nous venons de schématiser. Quoique nettement distincts, ils ne sont ni réellement divergents, ni rigoureuse¬ment incompatibles.
Les religions « animistes » en effet ne s’interdisent pas de croire à un Super-Dieu au-dessus des nombreuses divinités normalement accessibles. C’est en partie pourquoi les nombreuses conversions d’animistes à des religions monothéistes ne sont pas vraiment difficiles.
Quant au judaïsme et à l’Islam, on peut considérer qu’ils s’arrêtent en chemin dans la connaissance de Dieu : tous deux croient à l’unicité, à la toute-puissance et même à la miséricorde infinie de Dieu mais ils n’entrent pas dans une logique d’amour qui conduit au prodige de « l’incarnation », de la venue de Dieu sur cette terre.
On comprend que les juifs et les musulmans, éduqués dans une autre conception de Dieu, aient de grandes difficultés a adhérer aux croyances chrétiennes : comment accepter l’invraisemblable sur le seul témoignage des récits de l’Evangile à moins de dispositions mystiques particulières ou d’exceptionnelles capacités de confiance en l’amour de Dieu ?
Il est de même assez compréhensible que certains chrétiens aient du mal à assimiler ce que leur propose leur religion. C’est pourquoi les comportements des croyants des diverses religions paraissent souvent plus proches les uns des autres que ne le sont les messages auxquels ils se réfèrent.