L'évolution historique du shinto
Jusqu’aux premiers contacts du Japon avec la civilisation chinoise, vers le Ve siècle de notre ère, le shinto n’était que cet ensemble de croyances, de mythes et de pratiques. C’était une sorte d’animisme polythéiste qui rappelle, par le fouillis de ses divinités, aussi bien certaines religions antiques que l’animisme d’Afrique Noire.
A cette époque, le Japon ne connaissait pratiquement ni l’écriture, ni la peinture ou la sculpture, ce qui explique peut-être l’absence d’idoles.
La Chine, en introduisant le bouddhisme au Japon en 552, provoqua un double effet : d’une part un certain amalgame des pratiques shintoïstes et bouddhistes et d’autre part une réaction de défense, de nature quelque peu nationaliste, en faveur du shinto. Celui-ci en vint donc à s’organiser vers le VII siècle, les mythes s’unifièrent et les Kamis tutélaires des différents clans ou villages furent promus à une dignité nationale.
Ce mouvement destiné à renforcer le gouvernement impérial s’accompagna d’un effort pour écrire ces antiques traditions et constituer une mythologie, un sacerdoce et des rites « officiels ». Il s’en suivit également une prolifération de temples.
Toute l’histoire religieuse du Japon fut dès lors une succession de mouvements contradictoires tantôt en faveur du bouddhisme, tantôt du shintoïsme. Ainsi, malgré une tendance très constante à mélanger ces deux religions dans un syncrétisme mal défini, on peut noter des réactions de défense du shinto vers le XIII et le XVI siècle. A cette dernière période, le bouddhisme était religion d’Etat et le shinto apparaissait, en quelque sorte, comme une fronde contre le pouvoir central.
A l’époque Meiji, en 1868, quand le Japon s’ouvrit à la civilisation occidentale, le gouvernement imposa la séparation entre shinto et bouddhisme. Les bonzes ne purent plus célébrer dans les temples shinto et la lecture des textes bouddhistes y fut interdite.
Le shinto prend alors quatre formes distinctes :
– Le shinto de la Maison impériale, comprenant un rite d’adoration de la déesse du soleil, Amaterasu Omikami. Ce culte jadis public est, de nos jours strictement privé.
– Le shinto des temples. Ce sont les rites pratiqués dans les milliers de temples japonais, réunis dans une association, Jinja honcho1.
L’ensemble de ces deux shinto constitue ce qu’on appelle le shinto de l’Etat, créé au début de l’ère Meiji et qui a duré jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’était une institution destinée, en fait, à renforcer l’identité japonaise et la dévotion à l’empereur.
– Le shinto des sectes est une somme de mouvements divers, nés au XIXe siècle. Le plus connu d’entre eux, le Tenrikyo, a été fondé par une femme en 1838 et compte plus de trois millions d’adeptes. Nous en dirons quelques mots ultérieurement.
-Le shinto populaire enfin, qui est une religiosité diffuse mais comporte parfois des pratiques magiques.
Les quatre formes de shinto se mélangent selon l’univers culturel de chaque Japonais et constituent la base du système de valeurs du pays. C’est pourquoi le shinto est devenu le lieu privilégié du particularisme et donc du nationalisme japonais. Seul le shinto pouvait conférer à l’empereur le caractère divin qui favorisait les visées de l’impérialisme japonais.
La défaite de 1945 impliquait de réduire l’influence de cet appareil shinto développé depuis Meiji. L’empereur Hirohito accepta de limiter le shinto au rôle d’une organisation religieuse comme les autres. Il expliqua lui-même que l’attachement à son peuple ne dépendait pas de la croyance de ses sujets en sa divinité et il supprima les subventions du gouvernement aux temples shinto. La ferveur des shintoïstes à l’égard de l’empereur n’en a pas été affectée et les temples sont toujours aussi pros¬pères aujourd’hui.
La pratique du shinto
C’est beaucoup plus la vie sociale que la vie personnelle des Japonais qui est imprégnée de shinto. Cette religion de la communion avec la nature, où tout est sacré, les astres, les rivières, les ancêtres, les hommes célèbres est présente dans toutes les traditions japonaises. Dans le sumo, lutte où s’affrontent deux colosses quasi-nus qui cherchent à se pousser hors d’un cercle, le sport est presque secondaire par rapport aux rites : les lutteurs jettent une poignée de sel pour purifier l’arène, ils se balancent d’un pied sur l’autre pour écraser les forces du mal, quant à l’arbitre, issu d’une famille spécialisée dans cette fonction, il est vêtu comme un prêtre shinto.
Le théâtre nô, codifié au XVe siècle, n’est que la récitation de légendes épiques d’inspiration shinto. L’ikebana lui-même, l’arrangement floral, est interprété en termes de shinto : les fleurs doivent marquer par leur disposition les trois plans du ciel, de l’homme et de la terre. L’ikebana peut aussi s’interpréter en termes de méditation bouddhiste. Le bain en commun,ofuro, qui était mixte jusqu’à ce que l’occupant américain s’en offusque en 1945, est aussi perçu comme un rite de communion avec la nature.
De nos jours, la pratique du shinto n’implique aucune croyance parti¬culière. Les Japonais ne gardent que bien peu de superstition pour les Kamis et ils ne recherchent aucune justification rationnelle du shinto. Cependant, c’est pour eux l’expression de leur adhésion à la communauté nationale et la participation aux cérémonies shinto du sanctuaire de leur village ou de leur quartier marque leur volonté de maintenir l’harmonie de la vie de la nation. Les Japonais célèbrent en rite shinto les événements marquants de la vie des individus, de la communauté ou de la nation. Il s’agit de fêtes, dites matsuri, où l’on se réjouit simplement de l’existence. Les Occidentaux les appellent faute de mieux « festivals ». Ils sont une occasion d’inviter les ancêtres défunts aux joies de la terre et de les y faire participer par l’esprit. Cependant il n’y a pas de véritable culte des ancêtres shinto ; ce qui existe dans ce domaine relève du confucianisme, c’est- à-dire de la culture chinoise.
On cherche à avoir le cœur pur, on exhale sa gratitude pour ce que le monde a d’agréable et l’on souhaite que le bonheur soit préservé.
Rien n’est attendu d’une vie future. La mort est vécue comme une tragédie et c’est un rite bouddhiste, plus consolant, qui s’en occupe.
En revanche, l’ambiance de réjouissance qui est celle des cérémonies shinto est bien adaptée aux naissances et aux mariages. 90 % des mariages japonais sont célébrés selon le rite shinto ; le symbole principal de l’union des époux consiste à boire trois fois dans la même coupe de saké.
Cependant le banquet traditionnel où l’on invite famille et collègues de bureau coûte une fortune, aussi de nombreux jeunes ménages préfèrent- ils la mode des mariages à l’étranger, selon n’importe quel rite. C’est moins cher et le voyage de noces est compris.
Les familles retrouvent volontiers le temple shinto le dimanche ; c’est un plaisir que de se promener dans ses jardins en accomplissant les rites de purification : on y boit l’eau de fontaines sacrées dans des gobelets en bois fixés à l’extrémité de longues tiges.
Le shinto connaît de nombreux pèlerinages, souvent en montagne, siège des Kamis. La morale, très simple, consiste à éviter les gros péchés : mensonge, meurtre, adultère, etc.
Par sa nature même, le shinto n’est nullement incompatible avec d’autres religions, puisqu’il n’est lui-même pas religieux. Durant toute son histoire, il s’est accommodé du bouddhisme et du confucianisme et ne se pose pas davantage de problèmes aujourd’hui face au christianisme. La vie moderne l’a encore plus dépouillé de son contenu surnaturel, mais le shinto reste un extraordinaire ciment de l’unité de la nation japonaise.
On peut trouver surprenant qu’une « religion » très primitive comme le shinto ait cependant survécu dans une civilisation aussi techniquement avancée que celle du Japon. Le shinto, par l’univers qu’il imagine, était déjà très en arrière de l’évolution technique du Japon d’avant le bouddhisme. A cette époque, l’agriculture et la structure sociale dujapon étaient arrivées à un niveau qu’on peutjuger, de l’extérieur, très supérieur à l’état de spiritualité qu’exprime le shinto.
Un parallèle intéressant peut être fait avec l’écriture japonaise qui est à la fois primitive et compliquée. Elle pourrait être sans difficulté remplacée par l’alphabet latin, infiniment plus performant et bien adapté à la phonétique japonaise. Les Japonais préfèrent toutefois garder un système archaïque qui est le leur pour défendre leur personnalité. Le shinto procède de cet esprit.
Toutefois, la mentalité shintoïste s’adapte bien à la société moderne qu’elle contribue à modeler et développer : le goût de la nature favorise les mouvements écologiques, le besoin de renouveau perpétuel encourage la société de consommation et le souci de la beauté n’est pas sans effet sur le « design » et la beauté des produits japonais.