L'Islam bloqué ?
Ce qui précède souligne certaines difficultés auxquelles se heurte l’Islam. Ce ne sont malheureusement pas les seules. On pourrait multiplier les exemples de cas ou de situations qui mériteraient une analyse approfondie, à la lumière du Coran, de ce qu’il faut bien appeler les incohérences du monde musulman à l’égard de ses propres principes. Les troubles dont souffre le monde musulman, et plus particulièrement les pays arabes et l’Iran, sont bien plus l’annonce d’une crise profonde au sein d’une société qui se bloque que, comme on le dit souvent, l’indice d’une résurgence de l’Islam.
Il est frappant de constater en effet que la plupart des gouvernements des pays totalement ou majoritairement musulmans sont aux prises avec une agitation de nature religieuse : les pays du Maghreb, le Soudan, l’Afghanistan et le Pakistan, pour ne citer que ceux où c’est le plus évident, connaissent des troubles souvent sanglants de la part de mouvements qualifiés généralement d’intégristes ou de fondamentalistes.
La lecture du Coran, telle qu’elle est faite par le sunnisme, largement le plus répandu, justifie ces mouvements ; en revanche, tous les gouvernements des pays musulmans cherchent par nécessité à concilier les contraintes de la religion avec celles du monde moderne. En particulier, ils ont conscience de ne pouvoir espérer un développement économique avec des citoyens dont la formation est exclusivement religieuse. Or, en toute rigueur, s’ouvrir à ce qui existe en dehors de l’Islam est déjà une contamination.
On aboutit donc, au sein du monde musulman, à un véritable clivage entre ceux qui ne connaissent que le Coran et ceux de formation « laïque », c’est-à-dire non religieuse, pour lesquels la religion n’est pas le centre de l’existence, même s’ils sont d’excellents croyants.
Il faut dire aussi que l’étude du Coran seul n’apporte pas aux musulmans beaucoup d’informations sur la situation présente de l’Islam et sur
qui les divise :
les maîtres qui enseignent le Coran n’insistent généralement que sur leur interprétation personnelle et passent volontiers les autres sous silence.
Tout se passe donc comme si l’Islam, sous son extraordinaire unité de façade, était morcelé en autant de tendances qu’il y a de prêcheurs dans les mosquées. Aucune autorité n’a assez d’influence pour apporter de la cohérence dans les différentes lectures du Coran qui reflètent autant d’intérêts et de passions particulières.
Cette véritable cacophonie, encore une fois cachée sous l’appellation générale d’Islam, transparaît surtout dans le domaine politique, là où les intérêts peuvent être particulièrement divergents.
Ce qui paraît étonnant, c’est qu’une telle situation n’ait pas encore conduit à un éclatement plus évident. La raison en est peut-être dans le Coran lui-même : aucune pensée ne s’exprime dans le monde musulman sans s’y référer. Les antagonismes, même les plus radicaux, donnent ainsi l’impression de provenir de la même source, ce qui, bien entendu, ne trompe que les masses.
Combien de temps cette situation pourra-t-elle durer? Pourtant rien ne s’opposerait à faire une lecture du Coran qui tienne mieux compte de la réalité du monde : on n’en déduit plus que la Terre est plate comme on le faisait jadis et pourtant le Coran est resté identique à lui-même. Puisque le Coran est la parole de Dieu, il est sûrement possible de le lire de telle sorte qu’il ne conduise pas à une impasse. Peut-être la notion de Umma, la communauté des croyants, devrait-elle être prise dans un sens plus spiritualiste et moins politique. C’est la tendance du soufisme qui est, à vrai dire, fort mal admise par la majorité des musulmans, sunnites ou chiites.
Il a d’ailleurs existé dans l’Histoire bien d’autres courants de pensée qui s’affirmaient musulmans et ont disparu avec leurs théories erronées, tels ces kharidjites qui affirmaient que le Coran était une révélation destinée aux seuls Arabes.
C’est évidemment aux musulmans de juger eux-mêmes de ce qui leur convient’. Déjà cependant nombre d’entre eux se posent des questions sur la façon d’éviter les risques d’un blocage de leur société. Ils sont conscients de ce que la société technique des pays industrialisés, produit de la doctrine libérale et d’un vieux fonds judéochrétien, n’est pas sans attraits pour certaines couches de la population musulmane tout en étant aussi un objet de répulsion parce qu’elle n’est pas islamique.
Il est compréhensible que les musulmans qui ne bénéficient pas des avantages de la société industrielle se révoltent et cherchent dans un Islam plus pur la justice et le bonheur auxquels ils aspirent. On peut cependant craindre que les musulmans ne réussissent pas à définir cette société idéale sans une analyse historique de l’économie et des rapports de force du monde actuel, analyse bien difficile à faire sans une lecture du Coran différente de la lecture traditionnelle. A cet égard, l’Islam attend peut-être son protestantisme l.