L'attente du Messie: Le serviteur
Le Serviteur
Nous avons déjà eu amplement l’occasion de nous apercevoir que l’attente du Messie en Israël avant la venue de Jésus de Nazareth était très diverse selon les milieux et les courants de pensée ; si nous faisions une galerie de portraits, nous exposerions déjà au moins trois portraits d’un Messie individuel, le roi, le prophète et le prêtre, et deux portraits de groupes, le Reste d’Israël et le fils d’homme.
Et nous n’avons pas fini ; il nous reste à découvrir le personnage le plus inattendu, peut-être, de notre galerie, on l’appelle « le Serviteur de Dieu ». Il est décrit dans quatre textes, surprenants, eux aussi, du livre d’Isaïe : on les appelle les « Chants du Serviteur », car ils brossent tous les quatre, mais en insistant sur des aspects différents, le portrait d’un mystérieux « Serviteur de Dieu », envoyé pour une mission bien précise : apporter le salut au monde, un salut qui est dit en termes de lumière, de libération, de pardon. Et qui est ce serviteur, ce sauveur ? C’est le peuple d’Israël, ou au moins le petit Reste d’Israël.
L’ensemble de ces quatre textes décrit donc la mission du peuple d’Israël au milieu des nations. Le plus étonnant, c’est que ces affirmations du prophète Isaïe s’adressent à un peuple qui a toutes les raisons de croire qu’il n’aura plus jamais de rôle à jouer sur la scène du monde ; car le peuple est alors en Exil à Babylone, vaincu par les troupes de Nabuchodonosor, déporté, écrasé (nous sommes au sixième siècle av. J.-C.). Le rôle du prophète est justement de rappeler au peuple élu qu’il est toujours élu, et que rien ne pourra jamais l’écraser définitivement, que Dieu compte encore sur lui pour accomplir sa mission. En ce sens-là, ces quatre Chants du Serviteur sont des textes très encourageants, même si la mission de salut du monde semble bien devoir se heurter à de rudes oppositions.
Prenons le temps de relever les traits les plus caractéristiques de ce Serviteur : ils nous réservent quelques surprises ! On pourrait en relever quatre : concernant la mission, d’abord, puisque c’est elle qui compte le plus ; les conditions à remplir, ensuite ; puis les moyens du Serviteur ; et enfin, l’accueil du Serviteur-Sauveur par ceux qu’il vient sauver.
Un portrait tout en contrastes
Concernant la mission, il est dit que le Serviteur va prononcer le jugement de Dieu ; mais, première jugement prononcé ressemble plutôt à une levée d’écrou : « Pour les nations, il fera paraître le jugement, il ne criera pas, il n’élèvera pas le ton, il ne fera pas entendre dans la rue sa clameur ; il ne brisera pas le roseau ployé, il n’éteindra pas la mèche qui s’étiole ; à coup sûr, il fera paraître le jugement… Je t’ai destiné (dit Dieu) à être l’alliance de la multitude, à être la lumière des nations, à ouvrir les yeux aveuglés, à tirer du cachot le prisonnier, de la maison d’arrêt, les habitants des ténèbres » (Isaïe 42, 1-7 ; Isaïe 49, 6).
Pour ce qui est dit des conditions à remplir, c’est bien simple, il y en a une seule : se nourrir de la Parole de Dieu. Comme dit le Serviteur lui-même:
« Le Seigneur Dieu m’a donné une langue de disciple : pour que je sache soulager l’affaibli, il fait surgir une parole. Matin après matin, il me fait dresser l’oreille, pour que j’écoute, comme les disciples ; le Seigneur Dieu m’a ouvert l’oreille » (Isaïe 50, 4). On ne peut pas dire plus clairement que la première condition pour être disciple c’est d’écouter la Parole, de mettre notre oreille devant la Parole, comme on dit là-bas de manière imagée.
En revanche, les moyens du Serviteur sont sans limite, puisqu’il s’agit de la grâce de Dieu, et comme chacun sait, si on veut bien en faire l’expérience, elle est inépuisable ! A ce disciple qui « dresse l’oreille » chaque matin, comme dit Isaïe, Dieu donne tout : la capacité de parler et le courage de le faire. C’est justement la caractéristique du croyant de tout reconnaître comme don de Dieu. Et celui qui vit dans ce don permanent de la force de Dieu peut tout surprise, là où nous attendons un verdict, le affronter.
Car il sait que Dieu le soutient et fait reposer sur lui son esprit.
Enfin, et c’est là que nous sommes le plus désorientés, ce Serviteur-Sauveur est inexorablement persécuté par ceux-là mêmes qu’il vient sauver ; on ne peut que constater, en effet, que les vrais prophètes, c’est-à-dire ceux qui parlent réellement au nom de Dieu, meurent rarement dans leur lit… La fidélité à la mission confiée implique inévitablement la persécution : peut-être parce que la fidélité à la Parole de Dieu amène immanquablement le Serviteur à se singulariser, à déplaire ; s’il « écoute » réellement la Parole de Dieu, c’est-à-dire s’il la met en pratique, il devient vite extrêmement dérangeant. Sa propre conversion appelle les autres à la conversion. Certains entendent l’appel à leur tour… d’autres le rejettent, et, au nom de leurs bonnes raisons, persécutent le Serviteur.
Et, ô surprise, là encore, quelle est la réponse du Serviteur à la persécution ? La non-violence : « J’ai livré mon dos à ceux qui me frappaient, mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe », dit le serviteur (Isaïe 50, 6). Il ajoute même : « Le Seigneur Dieu vient à mon secours : c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages… » Isaïe emploie ici une expression un peu curieuse en français mais habituelle en hébreu : « J’ai rendu mon visage dur comme pierre » : elle exprime la résolution et le courage ; en français, on dit quelquefois « avoir le visage défait », eh bien ici le Serviteur affirme : « Rien ne m’écrasera, je tiendrai bon quoi qu’il arrive, vous ne me verrez pas le visage défait » ; ce n’est pas de l’orgueil ou de la prétention, c’est de la confiance pure : parce qu’il sait bien d’où lui vient sa force : « Le Seigneur Dieu vient à mon secours : c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages… »
Et c’est cette non-violence précisément, qui fait rayonner autour de lui la paix et le pardon. Le dernier chant développe ce thème du triomphe du Serviteur ; parce qu’il a traversé la souffrance que lui infligeaient ses opposants, il leur a montré le chemin de la non- violence et du pardon. Et c’est son plus grand titre de gloire. Isaïe insiste sur le contraste entre l’humiliation infligée au Serviteur par les hommes et la grandeur qui lui est reconnue par Dieu. Isaïe parle même d’exaltation.