Le califat
L’institution du califat remonte aux débuts de l’Islam mais elle a connu bien des interprétations diverses. Le mot « calife », khalifa en arabe, désigne littéralement un remplaçant, un lieutenant ; il s’est d’abord appliqué aux trois premiers successeurs du prophète. Certains musulmans jugeaient que le choix du calife devait se faire selon des critères de compétences et de qualités morales tandis que d’autres privilégiaient la lignée du prophète. La procédure d’investiture du calife n’a jamais été fixée et des formules très différentes ont été employées au cours de l’Histoire.
Dès le VII siècle, les Omeyades ont introduit le principe dynastique et, pour donner encore plus de poids à leur pouvoir, ils ont décrété que le calife était le représentant de Dieu sur terre et non plus celui du prophète. Ils précisèrent que le calife ne pouvait être le fils d’une concubine non arabe.
A la chute des Omeyades, les Abbassides établirent à Baghdad califat dont l’accès était réservé aux descendants de la famille prophète. Le califat fut transféré en Egypte jusqu’en 1517, date ‘ laquelle il passa aux mains de Selim le Terrible, sultan turc d’Istan bul, Le califat fut supprimé par Atatürk en 1929, après que celui-ci l’eut réduit en 1924 au rôle de symbole de la solidarité islamique.
Cependant, la souveraineté turque des Ottomans ne s’était jamais imposée au Maroc, dont le sultan est l’héritier du calife omeyade de Cordoue, établi en Andalousie en 756 à l’avènement des Abbassides. On peut donc soutenir que le sultan du Maroc est le dernier calife existant, il est le
Commandeur des croyants mais son autorité ne dépasse pas les limites du royaume chérifien.
On constate qu’au cours de douze siècles d’Histoire, les fonctions de calife ont été avant tout celles de chef religieux de la communauté des croyants, mais elles se sont souvent confondues avec celles du sultan, le chef politique. C’est notamment le cas dans l’Islam chiite dont l’imam a des fonctions politico-religieuses qui englobent celles du calife.
On imagine les inextricables difficultés politiques que soulèverait de nos jours toute tentative d’instaurer un califat pour l’ensemble du monde musulman. C’est pourtant cet espoir que nourrissent les musulmans fondamentalistes qui souhaitent l’unité de l’Islam dans la soumission à la loi religieuse.
Le sunnisme
Une masse de plus d’un milliard d’hommes, même unis par la même croyance, comprend fatalement différentes sensibilités.
Dans le sunnisme, celles-ci s’expriment en quatre écoles qui ne se distinguent que par des points relativement mineurs portant sur la philosophie, le droit ou la façon de faire la prière.
Ces écoles ou rites, dont le nom dérive de celui de leur fondateur, sont, par ordre chronologique, les suivantes :
– les hanafites ;
– les malékites ;
– les chaféites ;
– les hanbalites.
Toutes ces écoles règlent les points de droit musulman en se fondant sur quatre principes d’importance décroissante :
– le Coran ;
– la tradition ou sunna, qui a donné son nom au sunnisme ;
– l’analogie avec des cas juridiquement semblables ;
– le consensus de la communauté.
Ce sont de légères différences d’interprétation sur les deux derniers points qui différencient ces écoles. Ainsi, par exemple, les malékites estiment que le consensus de la communauté est exprimé par celui des savants en théologie, les ulema, alors que les hanafites admettent une interprétation personnelle si elle est orientée vers le bien de la communauté. Les hanafltes font fréquemment référence à des analogies dûmen I motivées. Les chaféites (on peut aussi écrire shafii) mettent l’accent su la sunna et considèrent qu’il y a consensus s’il y a accord de tous les rites le jugement personnel est récusé. Les hanbalites, très minoritaires, atta chent, comme les malékites, une grande importance au consensus de ulema.
Un petit détail permet de reconnaître les malékites lors de la prière seuls avec les chiites, ils laissent leurs bras le long du corps alors que les autres rites les placent sur la poitrine, la main gauche soutenant la droite Les différences de rite ne posent aucun problème aux musulmans- chacun peut suivre sans aucun scrupule les offices religieux des autres rites.
Géographiquement, les quatre rites intéressent les pays suivants :
– Hanafltes : Iraq, Syrie, Afghanistan, Pakistan, Inde, Turquie, Chine
et, pour une faible minorité, l’Egypte.
– Malékites : Egypte (surtout la Haute-Egypte), Afrique du Nord et
Afrique Noire (à l’exception de l’Afrique orientale).
– Chaféites : Basse-Egypte, Afrique orientale, Jordanie, Sud de l’Arabie,
Indonésie et Asie du Sud-Est.
-Hanbalites’. Arabie Saoudite (le wahhabisme en est une branche).
Ces différences de rites à l’intérieur du sunnisme n’ont pratiquement aucune influence sur la vie religieuse quotidienne des musulmans.
La diversité de l’Islam s’exprime plutôt dans la distinction entre sun¬nisme et chiisme d’une part et surtout, comme nous le verrons plus loin à propos de la pratique religieuse, entre des conceptions plus ou moins mystiques de la religion.
C’est pourquoi, après avoir présenté les caractéristiques principales du chiisme et du kharidjisme, nous reviendrons sur les différentes formes de la pratique religieuse de l’Islam telle qu’elle s’exprime notamment dans les confréries.
Le chiisme
Comme on l’a vu, c’est la lutte pour le pouvoir qui paraît être la raison historique la plus évidente de la rupture entre sunnisme et chiisme.
Toutefois cette question de la légidmité du pouvoir est aujourd’hui bien lointaine et les divergences entre ces deux formes de l’Islam sont désormais de nature essentiellement doctrinale : elles rappellent, toutes proportions gardées, celles qui existent entre catholiques et protestants.
Apparemment en effet, la référence au Coran donne à l’Islam son unité comme celle à Jésus-Christ est partagée par tous les chrétiens. L’observation du Coran qui caractérise visiblement un bon musulman conduit chiites et sunnites à une pratique très semblable. Les différences entre les deux courants portent sur les points principaux suivants :
– Les chiites placent à la tête de la communauté des croyants un imam (littéralement : « celui qui est devant »). Sa fonction est à la fois religieuse et politique, contrairement au calife sunnite qui n’a qu’un pouvoir tem¬porel, celui de faire respecter la loi islamique. L’imam reçoit de Dieu une lumière pour l’interpréter et l’adapter.
-L’imam chiite est un descendant du prophète et de son gendre Ali. C’est un être doué de qualités surnaturelles dues à cette filiation : son autorité et ses décisions sont infaillibles
-La lignée historique des imams chiites s’est arrêtée au 12e d’entre eux. Celui-ci, Mohammed el Gawan (dit le Mahdi), a disparu au IXe siècle. Il n’est pas mort mais a été « occulté » ; il est caché aux yeux des hommes et reviendra à la fin des temps. Les chiites attendent le retour de ce dernier imam, le Mahdi,’ comme les juifs attendent le Messie. Cette théologie originale n’a pas d’équivalent dans le sunnisme.
– L’interprétation du Coran par les chiites est beaucoup plus allégorique que littérale. L’imam, successeur du prophète, est dépositaire d’une connaissance secrète qui lui permet d’interpréter la religion.
Sur 100 millions de chiites, 56 vivent en Iran. Ce pays est le seul à être presque entièrement chiite (93% de la population). Aussi n’est-il pas étonnant que la mentalité iranienne, très différente de l’arabe, ait imprimé le chiisme de sa marque. Dans une large mesure, le chiisme a été mis à profit par la personnalité iranienne pour se protéger contre les dangers d’une trop grande arabisation. Il ne faut pas oublier que les rivalités et parfois l’inimitié ont toujours été très vives entre Arabes et Persans. Les deux peuples, à part l’Islam, ont peu en commun : ils appartiennent à des groupes linguistiques différents, sémite et indo européen, et leurs cultures sont nettement distinctes. Malgré une forte arabisation de son vocabulaire et l’islamisation de son mode de vie, l’Iran garde sa personnalité originale, même dans les pratiques régies par la religion.
Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les fameuses miniatures persanes ne tiennent aucun compte de l’interdiction coranique de représenter hommes ou animaux ; le calendrier encore en vigueur en Iran est zoroastrien, celui de l’Islam n’étant employé que pour la religion. Quant aux célèbres poètes persans, ils n’ont jamais hésité à faire l’éloge du vin et de ses ivresses, même si l’on a pu trouver à ces propos un symbolisme mystique…
En revanche, comme nous le verrons dans le chapitre sur le clergé, les sunnites appellent imam celui qui préside la prière à la mosquée. Il y a souvent plusieurs imams par mosquée. L’imam sunnite est un simple croyant choisi parmi les fidèles pour son instruction et sa réputation morale, mais son rôle n’est ni surnaturel ni sacré.
Une autre particularité du chiisme est l’existence d’un cler Æ professionnel formé de mollas, d’hodjatoleslams et d’ayatollahs1, pi curieuse est la pratique du mariage temporaire qui se réfère à la noti 1 coranique de muta a, terme juridique appliqué à la jouissance… d’un bie Fort de cette base religieuse, le chiisme, surtout iranien, pratique u « mariage » parfois très provisoire, enregistré par le molla rnoyennàij honnête rétribution. C’est évidemment la source d’abus et de plaisant ries. Il y a quelques dizaines d’années, faire le pèlerinage de la ville sainte iranienne de Qom était, pour une veuve ou une divorcée, synonym» d’aller faire la fête avec un étudiant en théologie dont le dévouement était payé par le financement de ses études’.
Une disposition islamique dont le chiisme fait un large usage est celle du kitman qui autorise la dissimulation de ses croyances en cas de risque personnel grave. Comme on ne sait jamais à quoi on s’expose, cette licence est adoptée avec enthousiasme en Iran, même et surtout en dehors du domaine religieux.
Malgré leur importance, les particularismes du chiisme ne sont pas apparents dans la pratique quotidienne du fidèle. L’Islam, contrairement au christianisme, insiste sur ce qui l’unifie et non pas sur ce qui le divise. Est musulman celui qui croit à l’unicité de Dieu, en la mission du prophète et au caractère révélé de la parole de Dieu dans le Coran. Les obligations qui en découlent – prière, jeûne, aumône et pèlerinage – sont les mêmes pour tous les croyants. Par conséquent un chiite se comporte extérieurement comme un musulman sunnite et aucune ségrégation n’existe, par exemple, dans les mosquées ou lors du pèlerinage de La Mecque. Tout au plus peut-on repérer un chiite au fait que, lors de la prière, il se prosterne en posant le front, non pas directement sur le tapis de prière, mais sur une pierre de Kerbela, sorte de petite brique de la taille d’un domino où est moulée la silhouette de la mos¬quée de cette ville, située un peu au sud de Baghdad. C’est là qu’a été tué Hussein (écrit plus précisément Husayn), fils d’Ali et troisième imam chiite.
Dans la religion populaire, la croyance au caractère quasi-divin de l’imam laisse cependant des traces : certains chiites ne s’interdisent pas de penser que le dernier imam intervient de temps en temps sur terre ; il leur paraît assez puissant et omniprésent pour lui adresser des prières ou des messages n’importe où, par exemple dans une bouteille jetée à la mer ou au fond d’un puits, persuadés qu’ils sont que l’imam sera capable d’en prendre connaissance. Encore une fois, il ne s’agit là que de croyances populaires, proches de la superstition, qui n’ont pas la caution du chiisme officiel.
Comme l’Islam sunnite, le chiisme n’évite pas non plus la vénération de saints personnages par la piété populaire. L’équivalent persan du marabout est Yimamzadeh, littéralement le « fils d’imam ». Mais ce qui différencie le plus visiblement le chiisme du sunnisme est l’impression de tristesse poignante qui se dégage des « fêtes » religieuses chiites. En particulier, le martyre de Hussein, commémoré le 10 du mois lunaire de moharram, s’accompagne de sinistres processions avec plaintes, gémissements et auto-flagellations. C’est une marque de piété que de témoigner ainsi de l’adversité du destin.
Pour en finir avec cette brève description des caractéristiques du chiisme, il ne faut pas oublier que cette forme d’Islam a donné lieu à d’abondantes spéculations théologiques, bien dans la ligne du goût iranien pour l’intellectualisme. La doctrine chiite s’oppose en effet radicalement au sunnisme par sa croyance en un sens caché de la religion auquel seuls des esprits supérieurs ont accès. La plénitude de cette connaissance est réservée à l’imam mais le chiisme constitue un terrain favorable à l’éclosion de mouvements élitistes fascinés par le symbolisme et l’ésotérisme.
Parmi ceux-ci, les uns restent dans l’orthodoxie chiite mais recherchent une approche mystique de Dieu tandis que d’autres ont constitué de véritables religions distinctes, nominalement rattachées à l’Islam mais profondément originales Trois de ces religions sont aujourd’hui encore très vivantes, elles concernent :
– les ismaéliens ;
– les alaouites ;
– les druzes.
L’ismaélisme
On associe généralement l’ismaélisme à la personne de l’Agha Khan, bien que celui-ci ne soit pas reconnu comme chef spirituel par l’ensemble du mouvement.
L’ismâélisme est né d’une réforme du chiisme promue par Ismaël, fils aîné du sixième imam chiite Djafar. Cependant Ismaël mourut en 762, quatorze ans avant son père, et ne putjamais exercer les fonctions d’imam qui devaient lui revenir. Les partisans d’Ismaël récusèrent le septième
Parmi les rejetons aberrants disparus du chiisme ismaélien, il faut citer la célèbre secte des Hashashins, littéralement « fumeurs de haschisch », d’où vient le mot d’assassin. Leur Grand Maître, le Vieux de la Montagne, fanatisait ses séides sous l’empire de la drogue et les envoyait semer la terreur. Le quartier général de l’organisation, la forteresse d’Alamout, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Téhéran, a été détruite en 1256.
s’appeler muwahiddun (singulier: muwahid), c’est-à-dire les «unitaires» en arabe (de wahid: unique).
Les druzes constituent un groupe fermé et secret où existent plusieurs degrés d’instruction et d’initiation, dont certains sont héréditaires. Les initiés sont « ukkal » et les autres « jahhel
Il n’existe ni cérémonies ni lieux de culte. Les druzes se doivent, entre eux, un respect absolu de la vérité. L’originalité la plus frappante des croyances druzes est qu’il n’existe, selon eux, qu’un nombre limité d’âmes. Ainsi, les âmes passent d’un corps à l’autre au moment de la mort : c’est la métempsycose, caractéristique des religions de l’Inde. Les druzes croient au Jugement dernier qui sera rendu sur la base de l’ensemble des actions réalisées par une même âme au cours de ses réincarnations successives.
Les différences entre la religion druze et l’Islam sont considérables : la monogamie est obligatoire, la prière ne l’est pas et peut être remplacée par une méditation sans horaires fixes, il n’y a pas de pèlerinage, des périodes de silence se substituent au jeûne, quant à l’aumône légale, la zakkat, elle n’est pas réglementée.
Les druzes sont environ 600 000. Au Liban, le djebel druze, ou Chouf, au sud-est de Beyrouth, en abrite 200 000. 300 000 habitent la Syrie et une petite communauté de 50 000 membres vit en Israël.