Le catholicismes : Les structures politiques
A la base de ces aléas historiques, de cette violence endémique apparaît souvent une certaine politique largement influencée par un catholicisme très peu démocratique. En effet, la religion intervient aussi « en tant que composante des fondements ontologiques et institutionnels d’une civilisation » nous dit S.N. Eisenstadt (Conffigual, 1997) dans un article intitulé Culture, religions et développement dans les civilisations de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine. Pour l’auteur « si tant est que les formes de développement différentes qui ont prévalu en Amérique du Nord et en Amérique latine ont une origine culturelle, elles s’appliquent avant tout par les modèles de civilisation originaire qui s’y sont imposés ».
Tout d’abord la conquête de l’Amérique du Nord fut très différente de celle du Sud. D’un côté des colons, souvent en rupture avec
leur société, avec leur Église, veulent construire un nouveau monde en adoptant les principes démocratiques de la Réforme. De l’autre côté, ce sont au contraire des conquistadors venus prendre « possession » des terres et des peuples au nom du Roi, au nom de Dieu. Au nord, les pioneiros, au sud les bandeirantes comme le développe longuement Vianna Moog (1963). Ces différences fondamentales devaient forcément avoir une influence déterminante sur les nouvelles structures politiques. Dans l’Amérique du Nord davantage protestante, ce sont les idées de la Réforme qui vont s’imposer : démocratie dans 1‘Église et, par contagion, dans la société ; accueil et respect (relatif) des différences ; constitution égalitaire, évitant volontairement la concentration du pouvoir ; structures horizontales dans la société permettant une réelle mobilité sociale. Pratiquement tout le contraire de ce qui s’établit en Amérique du Sud catholique : Eglise centralisée et pouvoir fort accaparant les ressources en refusant toute autonomie aux colons et s’octroyant le monopole des valeurs culturelles ; établissement d’une société très hiérarchisée, même davantage que dans les pays colonisateurs ; immobilité sociale, chaque classe, souvent teintée de caractéristiques raciales, devant garder son rang ; enfin très peu de solidarité parmi l’élite.
De ces différences résultent aussi des rapports humains presque opposés : au nord les espaces sociaux sont nettement délimités : la vie de famille est complètement séparée de la vie publique ; les relations humaines sont régies par un certain légalisme ; tous les hommes sont égaux ; l’individualisme et le pragmatisme y sont hyper développés. Tandis qu’au sud, c’est le règne des relations familiales, personnelles ou de classe ; pour obtenir son dû, plutôt que de s’adresser directement à l’administration, l’individu préfère passer par le beau-frère du gouverneur. Et plutôt que de s’adresser à Dieu, il préfère s’adresser aux saints… Dans une telle société, la démocratie est vouée à l’échec, les présidents deviennent des caudillos, arrogants et corrompus quand ils ne sont pas tout simplement loco.
Une « anarchie mentale »
Vianna Moog (1963) voit dans les difficultés que rencontre l’Amérique latine, le résultat des contradictions entre le catholicisme, préconisant la coopération, l’amour du prochain et le capitalisme, entraînant la victoire du plus fort. « Les conséquences seront une effarante anarchie mentale et des types humains pleins de contradictions, déchirés intérieurement et en complet désaccord avec le monde ; une prévalence marquée du type dionysiaque sur l’apollinien chez les caudillos dont la succession constitue l’his
toire agitée des pays latino-américains ». Il est surprenant de constater combien ces écrits, datant des années cinquante, restent actuels. Deux faits en témoignent.
Celso Queiroz, évêque au Brésil, rappelle dans une interview donnée à Bruxelles (L.B. du 19 mars 1997) « l’option préférentielle pour les pauvres » de l’Église. Pour lui « les grandes fortunes sont toujours tachetées de sang, soit de sang frais, soit de sang coagulé, versé il y a très longtemps ». Et il est vrai qu’en Amérique latine catholique… Quant au marché financier il doit « être de plus en plus comparé à un immense casino où les spéculations ont des retombées négatives sur des nations et sur les groupes sociaux les plus vulnérables ». Et de rappeler que « rien n’est plus éloigné l’un de l’autre que Dieu et l’argent ». Aussi « l’Église se doit de dénoncer tous les abus nés de Y avidité de l’argent et collaborer à toute recherche d’alternatives plus humaines qui puissent répondre réellement aux besoins des plus pauvres ». Gageons que ce Monseigneur à la vue si aiguë sur le monde des affaires, cherchera encore longtemps l’alternative permettant de répondre à ces besoins mais, bien sûr, sans argent abhorré, qui pour lui n’est pas temps mais sang.
Le second fait, lui, témoigne de la toujours actuelle propension des peuples latino-américains à porter au pouvoir des caudillos dionysiaques. En juillet 1996, les équatoriens eurent l’occasion d’élire, d’une façon parfaitement démocratique, un nouveau président. Leur choix se porta sur un riche avocat de 44 ans, fantasque à souhait, se proclamant « président des pauvres » et s’appelant lui- même el loco, le fou. Malheureusement les équatoriens durent se rendre à l’évidence : leur président était vraiment fou. Il s’illustra par d’invraisemblables frasques et mena une politique provocante et incohérente sauf sur un point : il s’avéra encore plus cupide que son prédécesseur. Alors les pauvres équatoriens descendirent massivement dans les rues de Quito pour exiger – et obtenir- la démission du président triomphalement élu six mois plus tôt.