Les religions et les structures familiales
Historien, sociologue et démographe, Emmanuel Todd (1983) propose une nouvelle vision de l’évolution des nations basées sur l’étude des systèmes familiaux traditionnels. Dans La troisième planète il étudie les rapports entre structures familiales et systèmes idéologiques en partant de l’hypothèse suivante : « Partout, la sphère idéologique est une mise en forme intellectuelle du système familial, une transposition au niveau social des valeurs fondamentales qui régissent les rapports humains élémentaires : liberté, égalité, et leur négation par exemple. A chaque type familial correspond un type idéologique et un seul ». Selon l’auteur, ce lien explique « la répartition des idéologies, systèmes et forces politiques » à la surface de la terre : ils ne parviennent à s’implanter durablement que lorsque le terrain créé par les rapports au sein des familles leur est favorable.
Dans un second livre, L’enfance du monde, Todd (1984) étudie la corrélation existant entre les structures familiales et le développement : « Dans le cas des rapports entre structures familiales et idéologies, la simplicité atteignait un point extrême, puisque la typologie politique classique s’emboîtait strictement dans une typologie anthropologique, renvoyant ainsi chaque idéologie à une forme familiale. Dans le cas du développement, on peut aussi affecter à chaque forme familiale un potentiel, culturel plutôt que politique cette fois, très fort, fort, moyen ou faible. Mais l’existence de phénomènes de diffusion nuance le modèle, et crée des zones de développement débordant le cadre géographique défini par telle ou telle forme familiale ».
Sept types de structures familiales ont été retenus pour décrire le monde. Ce sont le type bilatéral vertical, non vertical ou non vertical avec biais matrilinéaire ; le type patrilinéaire vertical, non vertical ou vertical avec biais matrilinéaire et enfin le type: matrilinéaire latent.
Selon Emmanuel Todd, la verticalité indique l’existence de trois générations dans le ménage : les grands-parents, les parents et les enfants ; elle exprime l’autorité. La qualité latérale caractérise essentiellement l’appartenance biologique : « est considéré comme patrilinéaire un système présentant le fils comme pur produit génétique de son père, comme bilatéral celui qui l’estime fabriqué par ses deux parents, » etc. Les notions de transmission de l’héritage et des parentés du père ou de la mère sont fortement corrélées à cette qualité. Certains cas sont mixtes. Ainsi la structure matrilinéaire latente, correspond au caractère patrilinéaire du point de vue de la transmission des biens mais à une tendance matrilinéaire sur le plan psychologique. A cause de la polygamie, elle est typique des pays africains. Par ailleurs, certains pays comme la Chine du Sud et le Vietnam ont tempéré l’autorité masculine par un certain féminisme, par exemple en autorisant le travail féminin. La terminologie leur accorde un « biais matrilinéaire ».
On voit que les deux classements de base sont l’autorité et le statut de la femme. Ce sont eux, selon Emmanuel Todd, qui détermineraient le développement d’une société, en particulier son alphabétisation, mais aussi son potentiel économique. deux types de structure semblent avoir un impact déterminant sur le développement. La structure bilatérale verticale (le statut de la femme n’est pas très différent de celui du mari et le ménage traditionnel, siège d’une autorité importante, comprend les trois générations) ne comporte que des pays très riches (à l’exception de la Corée du Nord, marxiste). La structure à caractère matrilinéaire latent ne représente que des pays pauvres ou relativement pauvres (à l’exception du Gabon, grand producteur de pétrole, et du Botswana, troisième producteur de diamant au monde). Elle correspond à l’Afrique animiste. Toutes les autres structures comportent tous les niveaux de développement.
L’islam est lié à la structure patrilinéaire non verticale, (statut inférieur de la femme, faible autorité) ; ces deux caractéristiques apparaissent toujours simultanément sauf dans quelques pays où l’islam n’a qu’une emprise superficielle, c’est-à-dire ceux de l’Afrique subsaharienne. Enfin, les pays catholiques latins, c’est-à-dire méditerranéens ou sud-américains ont une structure bilatérale non verticale.
La structure familiale serait-elle le trait d’union entre religions et développement ? Ou bien expliquerait-elle à elle seule le développement ? Todd dit : « Utile mais étroitement européocentrique, la conceptualisation religieuse est aujourd’hui frappée d’obsolescence : le décollage de pays partiellement bouddhistes comme le Japon ou la Corée, ou totalement comme la Thaïlande, donne le coup de grâce à l’approche wébérienne, dans le mesure où le sociologue allemand considérait justement le bouddhisme comme la religion la plus hostile au monde social, la plus indifférente à l’activité pratique et par voie de conséquence au progrès ».
A bien y regarder, cette déclaration ne frapperait-elle pas également d’obsolescence l’explication du développement par la structure familiale ? Ou alors faudrait-il considérer que la structure de base des familles thaïes a subitement changé, permettant enfin le développement ? D’autre part, la théorie familiale n’explique pas les différences constatées dans des zones ayant une même structure familiale, entre les pays protestants et catholiques, par exemple. Dans le cas des régions catholiques du Nord de l’Espagne et du Portugal ou, contrairement aux pays protestants, la structure familiale autoritaire n’a entraîné qu’un développement moyen, Todd lui- même estime que ce médiocre résultat pourrait être lié au catholicisme, moins favorable à l’alphabétisation que le monde protestant. Il cite aussi le cas de l’Irlande où l’autorité catholique aurait joué un rôle de blocage sur les valeurs du passé, plutôt que celui de moteur de progrès. Le même constat a été fait pour l’écriture : elle peut enchaîner l’homme à sa tradition ou permettre à l’invention de s’envoler. Quoiqu’il en soit de ces exceptions et en schématisant,
on retiendra de cette étude que l’autorité et l’égalité des sexes au sein de la famille seraient les piliers du succès.
L’importance du conditionnement familial, des liens établis dans la fratrie sur le caractère de l’individu est confirmée par une étude américaine menée par Frank J. Sulloway (1997). Selon ce chercheur du MIT, qui s’appuie sur les biographies de milliers de savants, de révolutionnaires ou d’hommes religieux, les conservateurs, les réactionnaires sont généralement des premiers nés ; tandis que les novateurs, les révolutionnaires sont plutôt des cadets. Ceci est frappant dans le domaine religieux où Sulloway a étudié les martyrs de la Réforme : sur vingt-quatre hommes exécutés pour leurs convictions protestantes, vingt-trois étaient des cadets ! Par contre la plupart des martyrs catholiques de l’histoire sont des aînés. En général les cadets sont martyrisés pour leur radicalisme tandis que les aînés le sont pour leur conservatisme, leur attachement à la tradition. En bref, le protestantisme serait la religion des cadets et le catholicisme celle des aînés…
Pour expliquer le développement, la thèse religieuse et la thèse familiale sont très liées. D’une part, comme le montre Todd, il y a une très forte corrélation entre idéologie dominante et structure familiale et d’autre part l’une et l’autre voient dans les facteurs culturels la clef de l’évolution. Ces théories sont aussi les seules à expliquer parfaitement tant les échecs du développement basé sur des moyens purement matériels ou monétaires, que l’émergence des nouveaux pays industrialisés. Mais il est normal qu’elles suscitent un rejet au niveau de l’inconscient : comment admettre que les éléments les plus fondamentaux de la personnalité devraient se modifier pour accéder au développement ? S’il est commun de voter conservateur ou progressiste, il est difficilement envisageable qu’un musulman, par exemple, vote protestant ou confucianiste ! Bien que c’est peut-être ce qu’ont fait les très catholiques péruviens en élisant un président d’origine japonaise…
Ces théories expliquant le développement par la culture dérangent parfois les économistes, non pas ceux qui, travaillant dans des continents différents, ont pris conscience de l’impact culturel, mais bien les théoriciens qui ne peuvent imaginer que l’économie soit parfois gérée en fonction de mobiles non économiques. Pourtant l’homme est souvent davantage préoccupé par le maintien de ses liens sociaux, familiaux ou tribaux que par l’accumulation de biens.
Vidéo : Les religions et les structures familiales
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Les religions et les structures familiales