L'islam : Fatalisme et progrès – Une vision politique
Dans Marxisme et monde musulman, Maxime Rodinson (197S oppose les deux aspects contradictoires de l’islam. Les paragraphes
suivants donnent un résumé de ces aspects appuyé par quelques citations fournies par l’auteur. Tout d’abord il présente le caractère immobiliste de l’islam tel qu’on peut le trouver dans la littérature. De nombreux auteurs, dit-il, ont développé l’idée que l’islam était facteur de stagnation. R. Charles (1960), dans L’évolution de l’islam, expose que « la soumission à l’omnipotence divine, reflétée dans la loi canonique (charia, voie à suivre), devait conférer un caractère de tabou aux principes inclus dans le livre. […] Un immobilisme culturel sera le fruit de cet étroit asservissement ». Au Moyen Age les théologiens chrétiens parlaient déjà du fatalisme musulman. E. Renan (1883), dans L’Islamisme et la Science, constate que « toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des Etats gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cet espèce de cercle de fer […]. Le pli inculqué par la foi musulmane est si fort que toutes les différences de race et de nationalité disparaissent par le fait de la conversion à l’islam ». Ou : « La liberté n’est jamais plus profondément blessée que par une organisation sociale où le dogme règne et domine absolument la vie civile. [… ] L’islam, c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne d’un dogme, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais portée ».
Pour sa part, I. Klimovitch lie l’islam à l’oppression arabe sur les peuples iraniens, turcs et caucasiens. Reisner soutient que l’islam est plus en accord avec le capitalisme car il est la déification du marchand. Rojkov prétend au contraire que l’islam représente une idéologie féodale.
Certaines opinions par contre sont franchement positives. Déjà au XVIIIesiècle, le Comte de Bougainvillers explique que l’islam est une religion rationnelle, très proche du déisme pur, ayant un minimum de mythologie, un minimum de traits irrationnels. L’Essai sur les mœurs de Voltaire, propose les lignes suivantes : « Toutes ces lois qui, à la polygamie près, sont si austères et sa doctrine (celle de Mahomet) qui est si simple, attirèrent bientôt à sa religion le respect et la confiance. […] Le législateur des musulmans, homme puissant et terrible, établit ses dogmes par son courage et par ses armes. Cependant sa religion devient indulgente et tolérante. L’instituteur divin du christianisme, vivant dans l’humilité et dans la paix, prêcha le pardon des outrages ; et sa sainte et douce religion est devenue par nos fureurs la plus intolérante de toutes et la plus barbare. »
Sultan Galiev (1960), communiste des années 20, expliquait que l’islam était la religion la plus jeune du monde et la plus chargée d’éléments sociaux, que beaucoup de ses prescriptions ont un caractère « positif », qu’il pénètre plus profondément que les autres religions dans l’âme de ses fidèles. Louis Massignon estime l’islam non parce qu’il est rationnel mais plutôt parce qu’il a été un foyer de mysticisme.
Samâl ad-dîn al-Afghâni répondit en son temps à Renan par la Réfutation des matérialistes : « La religion musulmane a été obscurantiste et intolérante, il est vrai, comme toutes les religions. Mais les Arabes ont montré leur goût pour la science et la philosophie au Moyen Age. Un jour les peuples musulmans se délivreront eux aussi peut-être du joug religieux ». Il suggère qu’il a pu y avoir, plutôt qu’une influence de la religion elle-même, une influence de la manière dont elle s’est propagée, des aptitudes des peuples qui l’ont adoptée, etc. Mais l’auteur pense aussi que la supériorité de la religion musulmane consiste en ce qu’elle repose sur des fondements rationnels. C’est une religion naturelle et simple, très proche du déisme et par là susceptible de permettre tous les progrès. D’après lui, ce serait l’infidélité à l’islam des premiers temps qui aurait figé cette religion, et c’est le retour à l’islam primitif qui constituerait la véritable modernisation, par le jeu de son adaptation.
Cette idée d’un nécessaire retour aux origines est maintenant très répandue dans le monde musulman. « Tout le drame est là. Le véritable islam du Coran est négligé et ignoré. C’est d’une redécouverte du Coran, tel qu’il était pratiqué à l’époque des quatre khalifes, que le monde musulman d’aujourd’hui a besoin », affirme Niag Ahmed Zikria (1958) dans Les Principes de l’islam et la démocratie.
Quel jugement porter entre ces deux tendances ? La question est sans doute mal posée. En effet la religion n’est pas un système d’idées intangible, indépendant, fixe : c’est une idéologie qui évolue comme toute production de l’esprit humain. Il convient donc de l’aborder en rapport avec la réalité sociale d’une part et avec la pensée philosophique et scientifique d’autre part, tout en sachant que l’une et l’autre peuvent être en constante évolution.
A l’origine, il y a coïncidence entre les conclusions théoriques et pratiques du Coran. Celui-ci répond à l’unité des aspirations matérielles, sociales, morales et spirituelles des Mecquois, puis de l’ensemble des Médinois, puis de l’ensemble de l’Arabie. La réussite de cette idéologie sur le plan politique crée une situation nouvelle. Dès lors deux réactions sont possibles :
Une tendance conservatrice qui peut-être de deux types : un conservatisme borné attaché à la lettre et aux symboles anciens mais souvent accompagné d’un esprit différent de celui des origines,
quelquefois même inconsciemment, ou un conservatisme intelligent qui est une sorte de rénovation camouflée : on s’efforce de réinterpréter les documents et les symboles comme dans l’Église catholique. Mais le conservatisme signifie toujours le maintien des structures, des symboles, des cadres du passé.
Une tendance rénovatrice déclarée, une hérésie qui veut rénover les structures de base, modifier les symboles. Elle peut parfois prendre l’apparence d’un retour intégriste aux sources tout en tenant compte, en réalité, de la situation nouvelle (ce qui peut être inconscient). Quand Luther et Calvin, par exemple, veulent revenir à l’Évangile, ils intègrent évidemment les idées du XVIe siècle qui n’étaient certainement pas celles de Jésus.
La liberté de pensée, l’innovation intellectuelle, facteurs essentiels du développement, dépendent de l’opposition entre les idéologies anciennes et nouvelles, entre la tradition et « l’hérésie » : laquelle est la plus exclusive ? Laquelle a le plus grand pouvoir temporel ? Laquelle réussira à s’imposer ? Ceci peut être étudié en comparant l’islam médiéval à l’islam moderne.
La société musulmane du Moyen Age est très différente de celle des origines. Devenue un vaste empire uni tant par des liens politiques que commerciaux, cette société est d’abord gouvernée par les Arabes phis par une classe de gens d’origines ethniques très variées. Mais les Arabes dominent culturellement par la langue et la littérature. L’idéologie du moment est évidemment influencée par l’islam mais cette influence ne deviendra vraiment déterminante qu’un ou deux siècles après la mort du prophète. C’est alors que, pour répondre à la nécessité d’adapter le Coran aux nouvelles réalités, se développa, à partir des hadith, la Sunna.
Celle-ci entraîna une idéologie hétérogène finalement assez souple. Mais rapidement apparut la nécessité de maintenir l’idéologie dans la «juste ligne ». Sous l’État musulman abbasside (après 750), l’Etat prend parti dans les controverses idéologiques : il sévit mais souvent d’une manière capricieuse faute d’une Eglise structurée. En principe c’est le khalife qui définit la vérité en s’appuyant sur l’opinion des savants religieux, les ulémas. Mais avec la multiplication des Etats musulmans, les interprétations et divergences vont se multiplier beaucoup plus que, par exemple, dans l’Église catholique centralisée.
Au total, ce système permettait une révision permanente des points de vue et par conséquent une grande liberté d’esprit. L’islam à cette époque s’est d’ailleurs montré particulièrement tolérant avec les minorités non musulmanes. D’autre part une place très large était laissée à l’ironie, au scepticisme et même à l’humour face
au sacré ! Cette grande tolérance était-elle due au fait que l’islam triomphant ne craignait aucun adversaire ? C’est probable.
Malheureusement cette situation allait vite changer. Cette liberté d’esprit entraîna une importante poussée réactionnaire de la base, assez semblable à celles que l’on peut constater de nos jours en Algérie ou en Tunisie. Cette base s’indigne des inégalités sociales, du luxe des riches, et réclame le conformisme, le retour à la « pureté » de l’islam des origines, à l’égalité dans la pauvreté. Elle demande un retour aux « bonnes mœurs » et aux « idées justes », attribuant aux déviations la dégradation des mœurs. Les revendications des masses à un retour aux origines n’empêchent pas d’autres tendances, elles franchement revendicatrices, de se manifester, avec parfois autant de violence. Ainsi aux IXe et Xe siècles, le fraction ismaélienne engage des actions révolutionnaires dans tout le monde arabe. Sa doctrine est basée sur une philosophie hellénistique camouflée sous un masque religieux. Ce mouvement présente un réel danger pour la société qui subit au même moment un rétrécissement du commerce au XIe siècle suite à l’invasion des Turcs, des Croisés, et plus tard des Mongols.
Que fait l’État dans de telles conditions ? Il abandonne son libéralisme et prend des mesures pour « conserver » l’ordre social, pour assurer le conformisme et le triomphe de l’idéologie officielle. C’est exactement la réaction qu’eut plus tard l’Eglise catholique face à la Réforme. Les mesures prises par l’État marquent la décadence de la philosophie car celle-ci est compromise par la disparition du support que lui apportaient les mouvements révolutionnaires ismaéliens et autres. Afin de propager les idées officielles, l’Etat instaure la madras c’est-à-dire un système de collèges et d’universités destinés à répandre les idées «justes ». A cette époque commence aussi la persécution des déviationnistes par une structure religieuse plus ecclésiale. Plus grave encore, Y ijtihad, la libre discussion, la libre recherche théologique est supprimée. Enfin se constituent les quatre écoles orthodoxes dans le domaine de l’interprétation jurisprudentielle de la tradition. Seuls échappent à l’orthodoxie officielle quelques groupes mystiques et confréries corporatives.
« En conclusion, toujours selon Maxime Rodinson, l’idéologie religieuse musulmane a pu s’adapter suffisamment, au Moyen Age, pour servir d’idéologie à une société très différente de celle pour laquelle elle avait été conçue. Elle a permis une pluralité de tendances, une grande liberté de l’esprit, un grand développement de la pensée philosophique et scientifique. Ce sont les nécessités de la défense de l’ordre social dans une société appauvrie qui ont amené à restreindre cette liberté, à imposer le conformisme envers un minimum d’idéologie à respecter. Les causes du déclin de la civili
sation musulmane ne sont pas dues à l’idéologie, ne sont pas dues à la religion musulmane. C’est l’idéologie au contraire qui s’est adaptée aux nécessités d’une société devenue stagnante. »
D parait difficile de trancher définitivement entre la cause et l’effet de la stagnation de la civilisation musulmane. Mais plusieurs points laissent douter de la pertinence des conclusions de Maxime Bodinson. Au XVIe siècle, l’Église catholique, fortement bousculée par la Réforme, connut une période où elle se sentit aussi obligée de défendre l’ordre social établi bien qu’il n’y eut pas à l’époque de récession économique. Le résultat ne se fit pas attendre : commença alors une relative stagnation du monde catholique face au développement économique foudroyant des pays protestants rapidement devenus plus libéraux. Quatre siècles plus tard, un catholique ne « produit » encore en moyenne que moins de la moitié d’un protestant… Dans ce cas, on est bien obligé de constater que c’est le blocage de l’idéologie catholique qui a entraîné la stagnation économique et non l’inverse.
D’autre part si ce sont les « nécessités de la défense de l’ordre «social dans une société appauvrie » qui ont amené à restreindre les libertés, on pourrait supposer que dans une société redevenue riche cette liberté devrait à nouveau s’épanouir ! Or il n’en est rien : c’est dans les pays les plus riches du monde musulman que la liberté est la plus brimée : Arabie Saoudite, Libye, Koweït…
Femand Braudel dans sa « Grammaire des Civilisations » se demande aussi pourquoi la civilisation musulmane, si brillante au début du Moyen Age, s’est brutalement assoupie au XIIe siècle. Il «voit trois réponses possibles, l’une n’excluant d’ailleurs pas les autres.
Serait-ce la cause des attaques passionnées d’Al-Ghazâlî contre la philosophie et la libre pensée ? « Nul ne le pensera très sérieusement » dit Braudel qui ajoute que la philosophie a toujours été attaquée et que même dans l’islam, ces attaques n’ont pas empêché l’émergence des Averroès et autres penseurs géniaux.
Est-ce la faute des barbares comme l’a avancé l’historien S.D. Gothien ? C’est peu probable : ce sont plutôt ces barbares qui ont sauvé militairement l’islam des attaques venues d’Occident et d’Asie.
Est-ce plutôt à cause de la perte de la Méditerranée ? H. Pirenne voit dans la perte du contrôle de la Méditerranée par l’Occident entre le VIIIe et le IXesiècle la cause de son relatif déclin. Le même phénomène aurait-il entraîné la ruine de la civilisation musulmane ? « Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est probablement la meilleure explication du brusque recul de l’islam » conclut Braudel.
Mais cela ne dit pas pourquoi l’islam a perdu son hégémonie sur la « mer du milieu » : n’est-ce pas précisément à cause du blocage intellectuel qui apparut à cette époque ? Cette question mérite d’être approfondie.
Vidéo : L’islam : Fatalisme et progrès – Une vision politique
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