La civilisation islamique : L’Empire ottoman
Aux XVe et XVIe siècles une nouvelle puissance s’est installée autour de la Méditerranée, celle des Turcs Ottomans.
La formation de l’Empire
Les Ottomans sont des Turcs d’une tribu oghouz installés par les Seldjoukides à la frontière byzantine, Osman (vers 1290 – vers 1320) agrandit progressivement son territoire vers l’ouest aux dépens des Byzantins. Son fils Orkhan (mort en 1361) s’empare de Brousse dont il fait sa capitale et fonde solidement l’État. Le littoral de la mer de Marmara est atteint, puis Mourad Ier, se présentant toujours en ghazi (« combattant de la guerre sainte »), s’attaque à l’Europe. Tirant profit des diverses rivalités qui s’exerçaient dans la péninsule balkanique, Mourad s’en rend maître en vingt ans, après avoir remporté plusieurs victoires sur les Serbes et les Bulgares. L’avance turque paraît sérieusement compromise par Tamerlan qui écrase Bayezid à Ankara en 1402. L’Asie Mineure est à nouveau morcelée, mais l’énergique Mehmed Ier (mort en 1421) réussit à la réunifier.
L’expansion en Europe se poursuit avec Mourad II (1421-1451), qui lutte contre les Hongrois et les Albanais, et Mehmed II le Conquérant (1451-1481), auteur de la prise de Constantinople après un siège de deux mois (29 mai 1453). La vieille capitale byzantine en pleine décadence est régénérée par l’apport de populations turques avant de devenir la brillante capitale de l’Empire ottoman sous le nom d’Istanbul. Selim Ier le Terrible (1512-1520), se posant en champion du sunnisme, attaque d’abord les Perses séfévides shiites et leur arrache l’Arménie et la haute Mésopotamie, puis il se porte contre les mamelouks, qu’il bat en Syrie et en Egypte (1517). Après avoir reçu l’hommage du chérif de La Mecque, il s’empare du dernier calife abbasside et lui prend le titre de calife, Commandeur des Croyants.
L’apogée de l’Empire se situe sous le règne de Suleyman le Législateur (Soliman le Magnifique pour les Européens) (1520-1566). Il ajoute à l’Empire : Belgrade (1521), Rhodes, que les chevaliers de l’ordre de Saint- Jean abandonnent pour s’installer à Malte, la Hongrie (1540) après une guerre de dix ans, l’Irak avec Bagdad (1534), Alger et Tunis qu’il dut âprement disputer aux Espagnols. L’Empire ottoman apparaît alors comme la première puissance européenne, arbitre du conflit qui oppose l’empire de Charles Quint à la France de François Ier.
Un État militaire
L’Empire ottoman ou « Sublime Porte » est « l’Empire des trois continents et des trois mers ». Il couvre en effet une partie de l’Europe (péninsule balkanique, Hongrie, bords de la Crimée et de la mer Noire), l’Asie Mineure, la Syrie et l’Irak en Asie, ainsi que tout le Nord de l’Afrique, sauf le Maroc. Cet empire de huit millions de kilomètres carrés, mesurant sept mille kilomètres de l’est à l’ouest et cinq mille kilomètres du nord au sud, était baigné par la Méditerranée et la mer Noire, et s’ouvrait sur l’océan Indien. Le sultan ottoman commandait à environ vingt-cinq millions de sujets, parmi lesquels les Turcs ne constituaient qu’une petite minorité dirigeante et où les musulmans n’avaient qu’une légère majorité sur les chrétiens.
Le sultan, chef spirituel et temporel, est avant tout un chef de guerre, choisi par l’armée dans la même famille à cause du respect dû à Osman. Il est émir et calife depuis que Selim a acheté les droits au calife abbasside du Caire en 1517. Étant placé au-dessus des lois, il dispose d’un pouvoir absolu, mais il est cependant prisonnier de l’armée et il ne reste sultan que le temps qu’il la conduise à la victoire. Il vit dans un monde de luxe, le sérail, entouré de sa famille, de son harem, de ses serviteurs et esclaves, monde d’intrigues, où l’assassinat des parents mâles pouvant apparaître comme d’éventuels prétendants, est monnaie courante.
La force de l’Empire repose en partie sur l’administration qui rappelle l’armée. Son but est de maintenir l’ordre et de percevoir l’impôt. Le gouvernement est dirigé par le grand vizir, nommé par le sultan et 184 assisté de quatre vizirs dont un reis ul kuttab, chef des secrétaires, le kahya bey, ministre de l’intérieur et le reis efendi, ministre des Affaires étrangères. Le divan, sorte de conseil des ministres, se réunissant quatre fois par semaine, comprend en outre les vizirs, les aghas, chefs de troupes, le kapoudan pacha, grand amiral, le cadi d’Istanbul, les deux juges de l’armée, le nichandji (garde des Sceaux) et le defterdar (chef des impôts). Les provinces sont administrées par des beys ou des pachas chargés de rendre la justice, de maintenir l’ordre, de percevoir l’impôt, de le faire parvenir au pouvoir central et de fournir le contingent militaire.
L’armée fut définitivement organisée au XVIe siècle. La cavalerie est fournie par des Turcs, les spahis, qui offrent le service militaire en échange de concessions d’impôts sur des terres (timar). La principale force réside dans l’infanterie constituée par les janissaires.
En cas de besoin, on fait appel à des troupes d’irréguliers qui peuvent fournir un appoint notable.
Cette armée très en avance sur celle de l’Europe au XVIe siècle devait sa supériorité à un entraînement quotidien et à une discipline de fer dans les déplacements comme dans les cantonnements, dans la tactique et dans l’artillerie… Les Ottomans utilisaient les meilleurs spécialistes pour la fabrication des armes, des canons et la construction des navires. Ils raflaient des artisans chrétiens ou les attiraient par de hauts salaires. Grâce aux importantes richesses de l’État (impôts fonciers, dîmes, capitations, droits de douane, tributs divers, butins…), l’armée est bien nourrie et payée si bien qu’elle se sent privilégiée.
Cette troupe d’élite était composée de fils de chrétiens « levés » alors qu’ils avaient de dix à quinze ans, à raison de un sur cinq chez les Albanais, les Grecs, les Serbes, les Bulgares… Ces novices étaient envoyés à Istanbul pour être formés et apprendre la langue turque. C’est parmi eux qu’on choisissait les pages et les garçons d’intérieur du sultan. Certains de ces « renégats » pouvaient accéder à de très hautes charges, y compris le grand vizirat. Les janissaires vivaient dans des casernes à Istanbul, isolés de la population, n’ayant la possibilité ni de se marier ni de se livrer à un métier ou à un commerce. Ils étaient initiés pour faire partie d’une confrérie musulmane fondée au XIIIesiècle, celle des Bektashi. Cet ordre très syncrétiste reprenait des éléments du christianisme nestorien (baptême, communion, pénitence), des croyances shiites duodécimaines (pratique du jeûne pendant les dix premiers jours du mois de moharrem, en souvenir du martyre d’Ali et d’Hussein), alors que ses adeptes n’accordaient qu’une faible importance aux prières musulmanes, mangeaient du porc, buvaient de l’alcool (raki)…
La marine turque, composée de galères construites par des Italiens ou des Grecs dans les nombreux arsenaux de l’Empire, imposa rapidement sa suprématie en Méditerranée orientale (prise de Rhodes en 1522). Le XVIe siècle fut ensuite marqué par le duel entre les Turcs et les Espagnols pour le contrôle de la Méditerranée occidentale. Les Espagnols s’étaient rendus maîtres de Melilla (1496), Mers el-Kébir (1505), Oran (1509), Bougie (1510)… Leur objectif était de posséder les ports et d’exercer une sorte de protectorat sur l’arrière-pays. Cependant, bientôt accaparés par leur politique continentale, ils ne purent fournir de réels efforts en Méditerranée que par périodes intermittentes : 1505-1511, 1516-1519, 1534-1541, 1560-1571. Les Turcs se servirent au Maghreb d’aventuriers, de « renégats » de différentes origines ou de réfugiés andalous, animés d’une haine tenace envers l’Espagne. Les plus connus sont les quatre frères Barberousse, fils d’un potier de l’île de Mytilène. L’aîné, Aruj (mort en 1518), travailla pour son compte personnel sur les côtes du Maghreb central alors que son frère, le célèbre Khaireddine, se mit au service du sultan, qui lui décerna le titre de beylerbey (« émir des émirs ») et lui envoya des troupes. Khaireddine s’empara d’Alger (1529) et de Tunis (1534), avant d’être appelé à Istanbul comme grand amiral. Les Turcs laissèrent toute liberté d’action à ces corsaires, lesquels s’efforcèrent aussi de dominer l’intérieur du pays. Dragut, par exemple, se tailla une principauté dans le Sud de l’Ifriqiya, jusqu’à Tripoli.
Les Turcs se montrèrent généralement supérieurs aux Espagnols, qui essuyèrent un terrible désastre à Djerba en 1574 (vingt mille tués ou prisonniers) et perdirent définitivement Tunis en 1574… Pourtant la flotte turque commença à montrer ses limites lors de l’échec du siège de Malte (1565) et subit à son tour une terrible défaite à Lépante (1571), toujours devant les 186 Espagnols.
Ceux-ci allaient pourtant se replier de la Méditerranée pour se consacrer à leur empire américain et aux problèmes des Pays-Bas, alors que les Turcs, préoccupés par leurs relations avec la Perse, se détournèrent aussi de la Méditerranée en laissant une large autonomie aux corsaires maghrébins.